Ioannes Paulus PP. II
Evangelium vitae
Aux évêques, aux presbytres et aux diacres
aux religieux et aux religieuses
aux fidèles laïcs et à toutes
les personnes de bonne volonté
sur la valeur et l'inviolabilité
de la vie humaine
1995.03.25
INTRODUCTION
1.
L'Evangile de la vie se trouve au cœur du message de Jésus. Reçu chaque jour par
l'Eglise avec amour, il doit être annoncé avec courage et fidélité comme une
bonne nouvelle pour les hommes de toute époque et de toute culture.
A l'aube du
salut, il y a la naissance d'un enfant, proclamée comme une joyeuse nouvelle: «
Je vous annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple: aujourd'hui
vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la cité de David » (Lc
2, 10-11). Assurément, la naissance du Sauveur a libéré cette « grande joie »,
mais, à Noël, le sens plénier de toute naissance humaine se trouve également
révélé, et la joie messianique apparaît ainsi comme le fondement et
l'accomplissement de la joie qui accompagne la naissance de tout enfant (cf. Jn
16, 21).
Exprimant ce
qui est au cœur de sa mission rédemptrice, Jésus dit: « Je suis venu pour
qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance » (Jn 10, 10). En
vérité, il veut parler de la vie « nouvelle » et « éternelle » qui est la
communion avec le Père, à laquelle tout homme est appelé par grâce dans le
Fils, par l'action de l'Esprit sanctificateur. C'est précisément dans cette «
vie » que les aspects et les moments de la vie de l'homme acquièrent tous leur
pleine signification.
La valeur
incomparable de la personne humaine
2.
L'homme est appelé à une plénitude de vie qui va bien au-delà des dimensions de
son existence sur terre, puisqu'elle est la participation à la vie même de
Dieu.
La profondeur
de cette vocation surnaturelle révèle la grandeur et le prix de
la vie humaine, même dans sa phase temporelle. En effet, la vie dans le temps
est une condition fondamentale, un moment initial et une partie intégrante du
développement entier et unitaire de l'existence humaine. Ce développement de la
vie, de manière inattendue et imméritée, est éclairé par la promesse de la vie
divine et renouvelé par le don de cette vie divine; il atteindra son plein
accomplissement dans l'éternité (cf. 1 Jn 3, 1-2). En même temps, cette
vocation surnaturelle souligne le caractère relatif de la vie terrestre
de l'homme et de la femme. En vérité, celle-ci est une réalité qui n'est pas «
dernière », mais « avant-dernière »; c'est de toute façon une réalité sacrée
qui nous est confiée pour que nous la gardions de manière responsable et que
nous la portions à sa perfection dans l'amour et dans le don de nous-mêmes à
Dieu et à nos frères.
L'Eglise sait
que cet Evangile de la vie, qui lui a été remis par son Seigneur,
1 trouve un écho profond et convaincant dans le cœur de chaque
personne, croyante et même non croyante, parce que, tout en dépassant
infiniment ses attentes, il y correspond de manière surprenante. Malgré les
difficultés et les incertitudes, tout homme sincèrement ouvert à la vérité et
au bien peut, avec la lumière de la raison et sans oublier le travail secret de
la grâce, arriver à reconnaître, dans la loi naturelle inscrite dans les cœurs
(cf. Rm 2, 14-15), la valeur sacrée de la vie humaine depuis son
commencement jusqu'à son terme; et il peut affirmer le droit de tout être
humain à voir intégralement respecter ce bien qui est pour lui primordial. La
convivialité humaine et la communauté politique elle-même se fondent sur la
reconnaissance de ce droit.
La défense et
la mise en valeur de ce droit doivent être, de manière particulière, l'œuvre de
ceux qui croient au Christ, conscients de la merveilleuse vérité rappelée par
le Concile Vatican II: « Par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque
sorte uni lui-même à tout homme ». 2 Dans cet événement de salut, en
effet, l'humanité reçoit non seulement la révélation de l'amour infini de Dieu
qui « a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique » (Jn 3, 16),
mais aussi celle de la valeur incomparable de toute personne humaine.
Et, scrutant
assidûment le mystère de la Rédemption, l'Eglise reçoit cette valeur avec un
étonnement toujours renouvelé 3 et elle se sent appelée à annoncer aux
hommes de tous les temps cet « évangile », source d'une espérance invincible et
d'une joie véritable pour chaque époque de l'histoire. L'Evangile de l'amour
de Dieu pour l'homme, l'Évangile de la dignité de la personne et l'Evangile de
la vie sont un Evangile unique et indivisible.
C'est pourquoi
l'homme, l'homme vivant, constitue la route première et fondamentale de
l'Eglise. 4
Les
nouvelles menaces contre la vie humaine
3.
En vertu du mystère du Verbe de Dieu qui s'est fait chair (cf. Jn 1,
14), tout homme est confié à la sollicitude maternelle de l'Eglise. Aussi toute
menace contre la dignité de l'homme et contre sa vie ne peut-elle que toucher
le cœur même de l'Eglise; elle ne peut que l'atteindre au centre de sa foi en
l'Incarnation rédemptrice du Fils de Dieu et dans sa mission d'annoncer l'Evangile
de la vie dans le monde entier et à toute créature (cf. Mc 16, 15).
Aujourd'hui,
cette annonce devient particulièrement urgente en raison de la multiplication
et de l'aggravation impressionnantes des menaces contre la vie des personnes et
des peuples, surtout quand cette vie est faible et sans défense. Aux fléaux
anciens et douloureux de la misère, de la faim, des maladies endémiques, de la
violence et des guerres, il s'en ajoute d'autres, dont les modalités sont
nouvelles et les dimensions inquiétantes.
Dans une page d'une
dramatique actualité, le Concile Vatican II a déploré avec force les mul-
tiples crimes et attentats contre la vie humaine. Trente ans plus tard, faisant
miennes les paroles de l'assemblée conciliaire, je déplore ces maux encore une
fois et avec la même force au nom de l'Eglise tout entière, certain d'être
l'interprète du sentiment authentique de toute conscience droite: « Tout ce qui
s'oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide,
l'avortement, l'euthanasie et même le suicide délibéré; tout ce qui constitue
une violation de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la
torture physique ou morale, les tentatives de contraintes psychiques; tout ce
qui est offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie
infra-humaines, les emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage,
la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes; ou encore les conditions
de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs
instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable:
toutes ces pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis
qu'elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent
plus encore que ceux qui les subis- sent, et elles insultent gravement à
l'honneur du Créateur ». 5
4.
Malheureusement, ce panorama inquiétant, loin de se rétrécir, va plutôt en
s'élargissant: avec les nouvelles perspectives ouvertes par le progrès
scientifique et technique, on voit naître de nouvelles formes d'attentats à la
dignité de l'être humain. En même temps, se dessine et se met en place une
nouvelle situation culturelle qui donne aux crimes contre la vie un aspect
inédit et — si cela se peut — encore plus injuste, ce qui suscite d'autres
graves préoccupations: de larges couches de l'opinion publique justifient
certains crimes contre la vie au nom des droits de la liberté individuelle, et,
à partir de ce présupposé, elles prétendent avoir non seulement l'impunité, mais
même l'autorisation de la part de l'Etat, afin de les pratiquer dans une
liberté absolue et, plus encore, avec l'intervention gratuite des services de
santé.
Tout cela
provoque un profond changement dans la façon de considérer la vie et les
relations entre les hommes. Le fait que les législations de nombreux pays,
s'éloignant le cas échéant des principes mêmes qui fondent leurs Constitutions,
aient accepté de ne pas punir ou, plus encore, de reconnaître la légitimité
totale de ces pratiques contre la vie est tout à la fois un symptôme
préoccupant et une cause non négligeable d'un grave effondrement moral: des
choix considérés jadis par tous comme criminels et refusés par le sens moral
commun deviennent peu à peu socialement respectables. La médecine elle-même,
qui a pour vocation de défendre et de soigner la vie humaine, se prête toujours
plus largement dans certains secteurs à la réalisation de ces actes contre la
personne; ce faisant, elle défigure son visage, se met en contradiction avec
elle-même et blesse la dignité de ceux qui l'exercent. Dans un tel contexte
culturel et légal, même les graves problèmes démographiques, sociaux ou
familiaux, qui pèsent sur de nombreux peuples du monde et qui exigent une
attention responsable et active des communautés nationales et internationales,
risquent d'être résolus de manière fausse et illusoire, en contradiction avec
la vérité et avec le bien des personnes et des nations.
Le résultat
auquel on parvient est dramatique: s'il est particulièrement grave et
inquiétant de voir le phénomène de l'élimination de tant de vies humaines
naissantes ou sur le chemin de leur déclin, il n'est pas moins grave et
inquiétant que la conscience elle-même, comme obscurcie par d'aussi profonds
conditionnements, ait toujours plus de difficulté à percevoir la distinction
entre le bien et le mal sur les points qui concernent la valeur fondamentale de
la vie humaine.
En
communion avec tous les Evêques du monde
5.
Le problème des menaces contre la vie humaine en notre temps a fait l'objet du Consistoire
extraordinaire des Cardinaux qui a eu lieu à Rome du 4 au 7 avril 1991.
Après un examen ample et approfondi du problème et des défis lancés à toute la
famille humaine, en particulier à la communauté chrétienne, les Cardinaux
m'ont, par un vote unanime, demandé de réaffirmer avec l'autorité du Successeur
de Pierre la valeur de la vie humaine et son inviolabilité, eu égard aux
circonstances actuelles et aux attentats qui la menacent aujourd'hui.
Après avoir accueilli
cette requête, j'ai, le jour de la Pentecôte 1991, adressé une lettre
personnelle à chacun de mes Frères dans l'épiscopat pour qu'il m'apporte,
dans l'esprit de la collégialité épiscopale, sa collaboration en vue de la
rédaction d'un document portant sur cette question. 6 Je suis
profondément reconnaissant à tous les évêques qui m'ont répondu, me donnant des
informations, des suggestions et des propositions qui m'ont été précieuses. De
cette façon aussi, ils ont apporté le témoignage de leur participation unanime
et sincère à la mission doctrinale et pastorale de l'Église au sujet de l'Evangile
de la vie.
Dans la même
lettre, peu avant la célébration du centenaire de l'Encyclique Rerum
novarum, j'attirais l'attention de tous sur cette singulière analogie: « De
même qu'il y a un siècle, c'était la classe ouvrière qui était opprimée dans
ses droits fondamentaux, et que l'Eglise prit sa défense avec un grand courage,
en proclamant les droits sacro-saints de la personne du travailleur, de même, à
présent, alors qu'une autre catégorie de personnes est opprimée dans son droit
fondamental à la vie, l'Eglise sent qu'elle doit, avec un égal courage, donner
une voix à celui qui n'a pas de voix. Elle reprend toujours le cri évangélique
de la défense des pauvres du monde, de ceux qui sont menacés, méprisés et à qui
l'on dénie les droits humains ». 7
Il y a
aujourd'hui une multitude d'êtres humains faibles et sans défense qui sont
bafoués dans leur droit fondamental à la vie, comme le sont, en particulier,
les enfants encore à naître. Si l'Eglise, à la fin du siècle dernier, n'avait
pas le droit de se taire face aux injustices qui existaient alors, elle peut
encore moins se taire aujourd'hui, quand, aux injustices sociales du passé qui
ne sont malheureusement pas encore surmontées, s'ajoutent en de si nombreuses
parties du monde des injustices et des phénomènes d'oppression même plus
graves, parfois présentés comme des éléments de progrès en vue de
l'organisation d'un nouvel ordre mondial.
La présente
encyclique, fruit de la collaboration de l'épiscopat de tous les pays du monde,
veut donc être une réaffirmation précise et ferme de la valeur de la vie
humaine et de son inviolabilité, et, en même temps, un appel passionné
adressé à tous et à chacun, au nom de Dieu: respecte, défends, aime et sers
la vie, toute vie humaine! C'est seulement sur cette voie que tu trouveras
la justice, le développement, la liberté véritable, la paix et le bonheur!
Puissent ces
paroles parvenir à tous les fils et à toutes les filles de l'Eglise!
Puissent-elles parvenir à toutes les personnes de bonne volonté, soucieuses du
bien de chaque homme et de chaque femme ainsi que du destin de la société
entière!
6.
En profonde communion avec chacun de mes frères et sœurs dans la foi et animé
par une amitié sincère pour tous, je veux méditer à nouveau et annoncer
l'Evangile de la vie, splendeur de la vérité qui éclaire les consciences,
lumière vive qui guérit le regard obscurci, source intarissable de constance et
de courage pour faire face aux défis toujours nouveaux que nous rencontrons sur
notre chemin.
Et, tandis que
je repense aux riches expériences vécues pendant l'Année de la Famille, comme
pour donner une conclusion à la Lettre que j'ai adressée « à chaque
famille concrète de toutes les régions de la terre », 8 je porte mon
regard avec une confiance renouvelée vers tous les foyers et je souhaite que
renaisse et se renforce à tous les niveaux l'engagement de tous à soutenir la
famille, pour qu'aujourd'hui encore — au milieu de nom- breuses difficultés et
de lourdes menaces — elle demeure constamment, selon le dessein de Dieu, comme
un « sanctuaire de la vie ». 9
A tous les
membres de l'Eglise, peuple de la vie et pour la vie, j'adresse le plus
pressant des appels afin qu'ensemble nous puissions donner à notre monde de
nouveaux signes d'espérance, en agissant pour que grandissent la justice et la
solidarité, et que s'affirme une nouvelle culture de la vie humaine, pour
l'édification d'une authentique civilisation de la vérité et de l'amour.
>
CHAPITRE I
LA VOIX DU SANG DE TON FRÈRE CRIE VERS MOI DU SOL
LES
MENACES ACTUELLES
CONTRE LA VIE HUMAINE CONTRE LA VIE HUMAINE
« Caïn se jeta contre son frère Abel et le tua
» (Gn 4, 8): à la racine de la violence contre la vie
7.
« Dieu n'a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il
a tout créé pour l'être... Oui, Dieu a créé l'homme pour l'incorruptibilité;
il en a fait une image de sa propre nature. C'est par l'envie du diable que
la mort est entrée dans le monde; ils en font l'expérience, ceux qui lui
appartiennent » (Sg 1, 13-14; 2, 23-24).
L'Évangile de
la vie, proclamé à l'origine avec la création de l'homme à l'image de Dieu en
vue d'un destin de vie pleine et parfaite (cf. Gn 2, 7; Sg 9,
2-3), fut contredit par l'expérience déchirante de la mort qui entre dans le
monde et qui jette l'ombre du non-sens sur toute l'existence de l'homme. La
mort y entre à cause de la jalousie du diable (cf. Gn 3, 1.4-5) et du
péché de nos premiers parents (cf. Gn 2, 17; 3, 17-19). Et elle y entre
de manière violente, à cause du meurtre d'Abel par son frère Caïn: «
Comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua
» (Gn 4, 8).
Ce premier
meurtre est présenté avec une éloquence singulière dans une page paradigmatique
du livre de la Genèse: une page récrite chaque jour dans le livre de l'histoire
des peuples, sans trêve et d'une manière répétée qui est dégradante.
Relisons
ensemble cette page biblique qui, malgré son archaïsme et son extrême
simplicité, se présente comme particulièrement riche d'enseignements.
« Abel
devint pasteur de petit bétail et Caïn cultivait le sol. Le temps passa et il
advint que Caïn présenta des produits du sol en offrande au Seigneur et
qu'Abel, de son côté, offrit des premiers-nés de son troupeau, et même de leur
graisse. Or le Seigneur agréa Abel et son offrande. Mais il n'agréa pas Caïn et
son offrande, et Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu. Le Seigneur
dit à Caïn: "Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu?
Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête? Mais si tu n'es pas bien
disposé, le péché n'est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite?
Pourras-tu la dominer?" Cependant Caïn dit à son frère Abel: "Allons
dehors", et, comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son
frère Abel et le tua.
Le Seigneur
dit à Caïn: "Où est ton frère Abel?" Il répondit: "Je ne sais
pas. Suis-je le gardien de mon frère?" Le Seigneur reprit: "Qu'as-tu
fait! Écoute le sang de ton frère crier vers moi du sol! Maintenant, sois
maudit et chassé du sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main
le sang de ton frère. Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit:
tu seras un errant parcourant la terre". Alors Caïn dit au Seigneur:
"Ma peine est trop lourde à porter. Vois! Tu me bannis aujourd'hui du sol
fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant
la terre, mais le premier venu me tuera!" Le Seigneur lui répondit:
"Aussi bien si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois", et le
Seigneur mit un signe sur Caïn, afin que le premier venu ne le frappât point.
Caïn se retira de la présence du Seigneur et séjourna au pays de Nod, à
l'orient d'Éden » (Gn 4, 2-16).
8.
Caïn est « très irrité » et il a le visage « abattu » parce que « le Seigneur
agréa Abel et son offrande » (Gn 4, 4). Le texte biblique ne révèle pas
le motif pour lequel Dieu préfère le sacrifice d'Abel à celui de Caïn; mais il
montre clairement que, tout en préférant le don d'Abel, il n'interrompt pas
son dialogue avec Caïn. Il l'avertit en lui rappelant sa liberté face au
mal: l'homme n'est en rien prédestiné au mal. Certes, comme l'était déjà
Adam, il est tenté par la puissance maléfique du péché qui, comme une bête
féroce, est tapi à la porte de son cœur, guettant le moment de se jeter sur sa
proie. Mais Caïn demeure libre face au péché. Il peut et il doit le dominer: «
Il te convoite, mais toi, domine-le! » (Gn 4, 7).
La jalousie
et la colère l'emportent sur l'avertissement du Seigneur, et c'est pourquoi Caïn
se jette sur son frère et le tue. Comme on le lit dans le Catéchisme de
l'Eglise catholique, « l'Ecriture, dans le récit du meurtre d'Abel par son
frère Caïn, révèle, dès les débuts de l'histoire humaine, la présence dans
l'homme de la colère et de la convoitise, conséquences du péché originel.
L'homme est devenu l'ennemi de son semblable ». 10
Le frère tue
le frère. Comme dans le premier fratricide, dans tout homicide est violée la
parenté « spirituelle » qui réunit les hommes en une seule grande famille,
11 tous participant du même bien unique fondamental: une égale dignité
personnelle. Il n'est pas rare que soit parallèlement violée la parenté « de
la chair et du sang », par exemple lorsque les menaces contre la vie se
développent dans les rapports entre parents et enfants: c'est le cas de
l'avortement ou bien, dans un contexte familial ou parental plus large, celui
de l'euthanasie favorisée ou provoquée.
A la source de
toute violence contre le prochain, il y a le fait de céder à la « logique »
du Mauvais, c'est-à-dire de celui qui « était homicide dès le commencement »
(Jn 8, 44), comme nous le rappelle l'Apôtre Jean: « Car tel est le
message que vous avez entendu dès le début: nous devons nous aimer les uns les
autres, loin d'imiter Caïn, qui, étant du Mauvais, égorgea son frère » (1 Jn
3, 11-12). Ainsi, le meurtre du frère à l'aube de l'histoire donne un
triste témoignage de la manière dont le mal progresse avec une rapidité
impressionnante: à la révolte de l'homme contre Dieu au paradis terrestre
s'ajoute la lutte mortelle de l'homme contre l'homme.
Après le crime,
Dieu intervient pour venger la victime. Face à Dieu qui l'interroge sur
le sort d'Abel, Caïn, au lieu de se montrer troublé et de demander pardon,
élude la question avec arrogance: « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon
frère? » (Gn 4, 9). « Je ne sais pas »: par le mensonge, Caïn
cherche à couvrir son crime. C'est ainsi que cela s'est souvent passé et que
cela se passe quand les idéologies les plus diverses servent à justifier et à
masquer les crimes les plus atroces perpétrés contre la personne. « Suis-je
le gardien de mon frère? »: Caïn ne veut pas penser à son frère et refuse
d'assumer la responsabilité de tout homme vis-à-vis d'un autre. On pense
spontanément aux tendances actuelles qui font perdre à l'homme sa
responsabilité à l'égard de son semblable: on en a des symptômes, entre autres,
dans la perte de la solidarité à l'égard des membres les plus faibles de la
société - comme les personnes âgées, les malades, les immigrés, les enfants -,
et dans l'indifférence qu'on remarque souvent dans les rapports entre les
peuples même quand il y va de valeurs fondamentales comme la survie, la liberté
et la paix.
9.
Mais Dieu ne peut laisser le crime impuni: du sol sur lequel il a été
versé, le sang de la victime exige que Dieu fasse justice (cf. Gn 37,
26; Is 26, 21; Ez 24, 7-8). De ce texte, l'Eglise a tiré
l'expression de « péchés qui crient vengeance à la face de Dieu » et elle y a
inclus, au premier chef, l'homicide volontaire. 12 Pour les Juifs comme
pour de nombreux peuples de l'Antiquité, le sang est le lieu de la vie; bien
plus, « le sang est la vie » (Dt 12, 23) et la vie, surtout la vie
humaine, n'appartient qu'à Dieu; c'est pourquoi celui qui attente à la vie
de l'homme attente en quelque sorte à Dieu luimême.
Caïn est maudit par Dieu et
aussi par la terre qui lui refusera ses fruits (cf. Gn 4, 11-12). Et il
est puni: il habitera dans la steppe et dans le désert. La violence
homicide change profondément le cadre de vie de l'homme. La terre, qui était le
« jardin d'Eden » (Gn 2, 15), lieu d'abondance, de relations
interpersonnelles sereines et d'amitié avec Dieu, devient le « pays de Nod » (Gn
4, 16), lieu de la « misère », de la solitude et de l'éloignement de Dieu.
Caïn sera « un errant parcourant la terre » (Gn 4, 14): l'incertitude et
l'instabilité l'accompagneront sans cesse.
Toutefois Dieu,
toujours miséricordieux même quand il punit, « mit un signe sur Caïn, afin
que le premier venu ne le frappât point » (Gn 4, 15): il lui donne donc
un signe distinctif, qui a pour but de ne pas le condamner à être rejeté par
les autres hommes mais qui lui permettra d'être protégé et défendu contre ceux
qui voudraient le tuer, même pour venger la mort d'Abel.Meurtrier, il garde
sa dignité personnelle et Dieu lui-même s'en fait le garant. Et c'est
précisément ici que se manifeste le mystère paradoxal de la justice
miséricordieuse de Dieu, ainsi que l'écrit saint Ambroise: « Comme il y
avait eu fratricide, c'est-à-dire le plus grand des crimes, au moment où s'introduisit
le péché, la loi de la miséricorde divine devait immédiatement être étendue;
parce que, si le châtiment avait immédiatement frappé le coupable, les hommes,
quand ils puniraient, n'auraient pas pu se montrer tolérants ou doux, mais ils
auraient immédiatement châtié les coupables. (...) Dieu repoussa Caïn de sa
face et, comme il était rejeté par ses parents, il le relégua comme dans l'exil
d'une habitation séparée, parce qu'il était passé de la douceur humaine à la
cruauté de la bête sauvage. Toutefois, Dieu ne voulut pas punir le meurtrier
par un meurtre, puisqu'il veut amener le pécheur au repentir plutôt qu'à la
mort ». 13
« Qu'as-tu fait? » (Gn 4, 10): l'éclipse
de la valeur de la vie
10.
Le Seigneur dit à Caïn: « Qu'as-tu fait? Ecoute le sang de ton frère crier vers
moi du sol! » (Gn 4, 10). La voix du sang versé par les hommes ne
cesse pas de crier, de génération en génération, prenant des tonalités et
des accents variés et toujours nouveaux.
La question du
Seigneur « qu'as-tu fait? », à laquelle Caïn ne peut se dérober, est aussi
adressée à l'homme contemporain, pour qu'il prenne conscience de l'étendue et
de la gravité des attentats contre la vie dont l'histoire de l'humanité
continue à être marquée; elle lui est adressée afin qu'il recherche les
multiples causes qui provoquent ces attentats et qui les alimentent, et qu'il
réfléchisse très sérieusement aux conséquences qui en découlent pour
l'existence des personnes et des peuples.
Certaines menaces
proviennent de la nature elle-même, mais elles sont aggravées par l'incurie
coupable et par la négligence des hommes, qui pourraient bien souvent y porter
remède; d'autres, au contraire, sont le fait de situations de violence, de
haine, ou bien d'intérêts divergents, qui poussent des hommes à agresser
d'autres hommes en se livrant à des homicides, à des guerres, à des massacres
ou à des génocides.
Et comment ne
pas évoquer la violence faite à la vie de millions d'êtres humains,
spécialement d'enfants, victimes de la misère, de la malnutrition et de la
famine, à cause d'une distribution injuste des richesses entre les peuples et
entre les classes sociales? ou, avant même qu'elle ne se manifeste dans les
guerres, la violence inhérente au commerce scandaleux des armes qui favorise
l'escalade de tant de conflits armés ensanglantant le monde? ou encore la
propagation de germes de mort qui s'opère par la dégradation inconsidérée des
équilibres écologiques, par la diffusion criminelle de la drogue ou par l'encouragement
donné à des types de comportements sexuels qui, outre le fait qu'ils sont
moralement inacceptables, laissent présager de graves dangers pour la vie? Il
est impossible d'énumérer de manière exhaustive la longue série des menaces
contre la vie humaine, tant sont nombreuses les formes, déclarées ou
insidieuses, qu'elles revêtent en notre temps.
11.
Mais nous entendons concentrer spécialement notre attention sur un autre
genre d'attentats, concernant la vie naissante et la vie à ses derniers
instants, qui présentent des caractéristiques nou- velles par rapport au
passé et qui soulèvent des problèmes d'une particulière gravité: par le
fait qu'ils tendent à perdre, dans la conscience collective, leur caractère de
« crime » et à prendre paradoxalement celui de « droit », au point que l'on
prétend à une véritable et réellereconnaissance légale de la part de l'Etat
et, par suite, à leur mise en œuvre grâce à l'intervention gratuite des
personnels de santé eux-mêmes. Ces attentats frappent la vie humaine dans
des situations de très grande précarité, lorsqu'elle est privée de toute
capacité de défense. Encore plus grave est le fait qu'ils sont, pour une large
part, réalisés précisément à l'intérieur et par l'action de la famille qui, de
par sa constitution, est au contraire appelée à être « sanctuaire de la vie ».
Comment a-t-on
pu en arriver à une telle situation? Il faut prendre en considération de
multiples facteurs. A l'arrière-plan, il y a une crise profonde de la culture
qui engendre le scepticisme sur les fondements mêmes du savoir et de l'éthique,
et qui rend toujours plus difficile la perception claire du sens de l'homme, de
ses droits et de ses devoirs. A cela s'ajoutent les difficultés existentielles
et relationnelles les plus diverses, accentuées par la réalité d'une société
complexe dans laquelle les personnes, les couples et les familles restent
souvent seuls face à leurs problèmes. Il existe même des situations critiques
de pauvreté, d'angoisse ou d'exacerbation, dans lesquelles l'effort harassant
pour survivre, la souffrance à la limite du supportable, les violences subies,
spécialement celles qui atteignent les femmes, rendent exigeants, parfois
jusqu'à l'héroïsme, les choix en faveur de la défense et de la promotion de la
vie.
Tout cela
explique, au moins en partie, que la valeur de la vie puisse connaître
aujourd'hui une sorte d'« éclipse », bien que la conscience ne cesse pas de la
présenter comme sacrée et intangible; on le constate par le fait même que l'on
tend à couvrir certaines fautes contre la vie naissante ou à ses derniers
instants par des expressions empruntées au vocabulaire de la santé, qui
détournent le regard du fait qu'est en jeu le droit à l'existence d'une
personne humaine concrète.
12.
En réalité, si de nombreux et graves aspects de la problématique sociale
actuelle peuvent de quelque manière expliquer le climat d'incertitude morale
diffuse et parfois atténuer chez les individus la responsabilité personnelle,
il n'en est pas moins vrai que nous sommes face à une réalité plus vaste, que
l'on peut considérer comme une véritable structure de péché, caractérisée
par la prépondérance d'une culture contraire à la solidarité, qui se présente
dans de nombreux cas comme une réelle « culture de mort ». Celle-ci est
activement encouragée par de forts courants culturels, économiques et
politiques, porteurs d'une certaine conception utilitariste de la société.
En envisageant
les choses de ce point de vue, on peut, d'une certaine manière, parler d'une guerre
des puissants contre les faibles: la vie qui nécessiterait le plus
d'accueil, d'amour et de soin est jugée inutile, ou considérée comme un poids
insupportable, et elle est donc refusée de multiples façons. Par sa maladie,
par son handicap ou, beaucoup plus simplement, par sa présence même, celui qui
met en cause le bien-être ou les habitudes de vie de ceux qui sont plus
favorisés tend à être considéré comme un ennemi dont il faut se défendre ou
qu'il faut éliminer. Il se déchaîne ainsi une sorte de « conspiration contre
la vie ». Elle ne concerne pas uniquement les personnes dans leurs rapports
individuels, familiaux ou de groupe, mais elle va bien au-delà, jusqu'à
ébranler et déformer, au niveau mondial, les relations entre les peuples et
entre les Etats.
13.
Pour favoriser une pratique plus étendue de l'avortement, on a investi
et on continue à investir des sommes considérables pour la mise au point de
préparations pharmaceutiques qui rendent possible le meurtre du fœtus dans le
sein maternel sans qu'il soit nécessaire de recourir au service du médecin. Sur
ce point, la recherche scientifique elle-même semble presque exclusivement
préoccupée d'obtenir des produits toujours plus simples et plus efficaces
contre la vie et, en même temps, de nature à soustraire l'avortement à toute
forme de contrôle et de responsabilité sociale.
Il est
fréquemment affirmé que la contraception, rendue sûre et accessible à
tous, est le remède le plus efficace contre l'avortement. On accuse aussi
l'Eglise catholique de favoriser de fait l'avortement parce qu'elle continue
obstinément à enseigner l'illicéité morale de la contraception. A bien la
considérer, l'objection se révèle en réalité spécieuse. Il peut se faire, en
effet, que beaucoup de ceux qui recourent aux moyens contraceptifs le fassent
aussi dans l'intention d'éviter ultérieurement la tentation de l'avortement.
Mais les contrevaleurs présentes dans la « mentalité contraceptive » — bien
différentes de l'exercice responsable de la paternité et de la maternité,
réalisé dans le respect de la pleine vérité de l'acte conjugal — sont telles
qu'elles rendent précisément plus forte cette tentation, face à la conception
éventuelle d'une vie non désirée. De fait, la culture qui pousse à l'avortement
est particulièrement développée dans les milieux qui refusent l'enseignement de
l'Eglise sur la contraception. Certes, du point de vue moral, la contraception
et l'avortement sont des maux spécifiquement différents: l'une contredit
la vérité intégrale de l'acte sexuel comme expression propre de l'amour
conjugal, l'autre détruit la vie d'un être humain; la première s'oppose à la
vertu de chasteté conjugale, le second s'oppose à la vertu de justice et viole
directement le précepte divin « tu ne tueras pas ».
Mais, même avec
cette nature et ce poids moral différents, la contraception et l'avortement
sont très souvent étroitement liés, comme des fruits d'une même plante. Il est
vrai qu'il existe même des cas dans lesquels on arrive à la contraception et à
l'avortement lui-même sous la pression de multiples difficultés existentielles,
qui cependant ne peuvent jamais dispenser de l'effort d'observer pleinement la
loi de Dieu. Mais, dans de très nombreux autres cas, ces pratiques s'enracinent
dans une mentalité hédoniste et de déresponsabilisation en ce qui concerne la
sexualité et elles supposent une conception égoïste de la liberté, qui voit
dans la procréation un obstacle à l'épanouissement de la personnalité de
chacun. La vie qui pourrait naître de la relation sexuelle devient ainsi
l'ennemi à éviter absolument, et l'avortement devient l'unique réponse possible
et la solution en cas d'échec de la contraception.
Malheureusement,
l'étroite connexion que l'on rencontre dans les mentalités entre la pratique de
la contraception et celle de l'avortement se manifeste toujours plus; et cela
est aussi confirmé de manière alarmante par la mise au point de préparations
chimiques, de dispositifs intra-utérins et de vaccins qui, distribués avec la
même facilité que les moyens contraceptifs, agissent en réalité comme des
moyens abortifs aux tout premiers stades du développement de la vie du nouvel
individu.
14.
Même les diverses techniques de reproduction artificielle, qui
sembleraient être au service de la vie et qui sont des pratiques comportant
assez souvent cette intention, ouvrent en réalité la porte à de nouveaux
attentats contre la vie. Mis à part le fait qu'elles sont moralement
inacceptables parce qu'elles séparent la procréation du contexte intégralement
humain de l'acte conjugal, 14 ces tech- niques enregistrent aussi de
hauts pourcentages d'échec, non seulement en ce qui concerne la fécondation,
mais aussi le développement ultérieur de l'embryon, exposé au risque de mort
dans des délais généralement très brefs. En outre, on produit parfois des
embryons en nombre supérieur à ce qui est nécessaire pour l'implantation dans
l'utérus de la femme et ces « embryons surnuméraires », comme on les appelle,
sont ensuite sup- primés ou utilisés pour des recherches qui, sous prétexte de
progrès scientifique ou médical, ré- duisent en réalité la vie humaine à un
simple « matériel biologique » dont on peut librement disposer.
Le diagnostic
prénatal, qui ne soulève pas de difficultés morales s'il est effectué pour
déterminer les soins éventuellement nécessaires à l'enfant non encore né,
devient trop souvent une occasion de proposer et de provoquer l'avortement.
C'est l'avortement eugénique, dont la légitimation dans l'opinion publique naît
d'une mentalité — perçue à tort comme en harmonie avec les exigences «
thérapeutiques » — qui accueille la vie seulement à certaines conditions et qui
refuse la limite, le handicap, l'infirmité.
En poursuivant
la même logique, on en est arrivé à refuser les soins ordinaires les plus
élémentaires, et même l'alimentation, à des enfants nés avec des handicaps ou
des maladies graves. En outre, le scénario actuel devient encore plus
déconcertant en raison des propositions, avancées çà et là, de légitimer dans
la même ligne du droit à l'avortement, même l'infanticide, ce qui fait
revenir ainsi à un stade de barbarie que l'on espérait avoir dépassé pour
toujours.
15.
Des menaces non moins graves pèsent aussi sur les malades incurables et
sur les mourants, dans un contexte social et culturel qui, augmentant la
difficulté d'affronter et de supporter la souffrance, rend plus forte la
tentation de résoudre le problème de la souffrance en l'éliminant à la racine par
l'anticipation de la mort au moment considéré comme le plus opportun.
En faveur de ce
choix, se retrouvent souvent des éléments de nature différente, qui convergent
malheureusement vers cette issue terrible. Chez le sujet malade, le sentiment
d'angoisse, d'exacerbation et même de désespérance, provoqué par l'expérience
d'une douleur intense et prolongée, peut être décisif. Cela met à dure épreuve
les équilibres parfois déjà instables de la vie personnelle et familiale, parce
que, d'une part, le malade risque de se sentir écrasé par sa propre fragilité
malgré l'efficacité toujours plus grande de l'assistance médicale et sociale;
d'autre part, parce que, chez les per- sonnes qui lui sont directement liées,
cela peut créer un sentiment de pitié bien concevable même s'il est mal
compris. Tout cela est aggravé par une culture ambiante qui ne reconnaît dans
la souffrance aucune signification ni aucune valeur, la considérant au
contraire comme le mal par excellence à éliminer à tout prix; cela se rencontre
spécialement dans les cas où aucun point de vue religieux ne peut aider à
déchiffrer positivement le mystère de la souffrance.
Mais, dans
l'ensemble du contexte culturel, ne manque pas non plus de peser une sorte
d'attitude prométhéenne de l'homme qui croit pouvoir ainsi s'ériger en maître
de la vie et de la mort, parce qu'il en décide, tandis qu'en réalité il est
vaincu et écrasé par une mort irrémédiablement fermée à toute perspective de
sens et à toute espérance. Nous trouvons une tragique expression de tout cela
dans l'expansion de l'euthanasie, masquée et insidieuse, ou effectuée
ouvertement et même légalisée. Mise à part une prétendue pitié face à la
souffrance du malade, l'euthanasie est parfois justifiée par un motif de nature
utilitaire, consistant à éviter des dépenses improductives trop lourdes pour la
société. On envisage ainsi de supprimer des nouveaux-nés malformés, des
personnes gravement handicapées ou incapables, des vieillards, surtout s'ils ne
sont pas autonomes, et des malades en phase terminale. Il ne nous est pas
permis de nous taire face à d'autres formes d'euthanasie plus sournoises, mais
non moins graves et réelles. Celles-ci pourraient se présenter, par exemple,
si, pour obtenir davantage d'organes à transplanter, on procédait à
l'extraction de ces organes sans respecter les critères objectifs appropriés
pour vérifier la mort du donneur.
16.
Fréquemment, des menaces et des attentats contre la vie sont associés à un
autre phénomène actuel, le phénomènedémographique. Il se présente
de manière différente dans les diverses parties du monde: dans les pays riches
et développés, on enregistre une diminution et un effondrement préoccupants des
naissances; à l'inverse, les pays pauvres connaissent en général un taux élevé
de croissance de la population, difficilement supportable dans un contexte de
faible développement économique et social, ou même de grave sous-développement.
Face à la surpopulation des pays pauvres, il manque, au niveau international,
des interventions globales — des politiques familiales et sociales sé- rieuses,
des programmes de développement culturel ainsi que de production et de
distribution justes des ressources —, alors que l'on continue à mettre en œuvre
des politiques anti-natalistes.
La
contraception, la stérilisation et l'avortement doivent évidemment être comptés
parmi les causes qui contribuent à provoquer les situations de forte
dénatalité. On peut facilement être tenté de recourir à ces méthodes et aux
attentats contre la vie dans les situations d'« explosion démographique ».
L'antique
pharaon, ressentant comme angoissantes la présence et la multiplication des
fils d'Israël, les soumit à toutes les formes d'oppression et il ordonna de
faire mourir tout enfant de sexe masculin né des femmes des Hébreux (cf. Ex 1,
7-22). De nombreux puissants de la terre se com- portent aujourd'hui de la même
manière. Eux aussi ressentent comme angoissant le développement démographique
en cours et ils craignent que les peuples les plus prolifiques et les plus
pauvres représentent une menace pour le bien-être et pour la tranquillité de
leurs pays. En conséquence, au lieu de vouloir affronter et résoudre ces graves
problèmes dans le respect de la dignité des personnes et des familles, ainsi
que du droit inviolable de tout homme à la vie, ils préfèrent promouvoir et
imposer par tous les moyens une planification massive des naissances. Les aides
économiques elles-mêmes, qu'ils seraient disposés à donner, sont injustement
conditionnées par l'acceptation d'une politique anti-nataliste.
17.
L'humanité contemporaine nous offre un spectacle vraiment alarmant lorsque nous
considérons non seulement les différents secteurs dans lesquels se développent
les attentats contre la vie, mais aussi leur forte proportion numérique, ainsi
que le puissant soutien qui leur est apporté par un large consensus social, par
une fréquente reconnaissance légale, par la participation d'une partie du
personnel de santé.
Comme je l'ai
dit avec force à Denver, à l'occasion de la VIIIe Journée mondiale de la
Jeunesse, « les menaces contre la vie ne faiblissent pas avec le temps. Au
contraire, elles prennent des dimensions énormes. Ce ne sont pas seulement des
menaces venues de l'extérieur, des forces de la nature ou des "Caïn"
qui assassinent des "Abel"; non, ce sont des menaces programmées
de manière scientifique et systématique. Le vingtième siècle aura été une
époque d'attaques massives contre la vie, une interminable série de guerres et
un massacre permanent de vies humaines innocentes. Les faux prophètes et les faux
maîtres ont connu le plus grand succès ». 15 Au-delà des intentions,
qui peuvent être variées et devenir convaincantes au nom même de la solidarité,
nous sommes en réalité face à ce qui est objectivement une « conjuration
contre la vie », dans laquelle on voit aussi impliquées des Institutions
internationales, attachées à encourager et à programmer de véritables campagnes
pour diffuser la contraception, la stérilisation et l'avortement. Enfin, on ne
peut nier que les médias sont souvent complices de cette conjuration, en
répandant dans l'opinion publique un état d'esprit qui présente le recours à la
contraception, à la stérilisation, à l'avortement et même à l'euthanasie comme
un signe de progrès et une conquête de la liberté, tandis qu'il dépeint comme
des ennemis de la liberté et du progrès les positions inconditionnelles en
faveur de la vie.
« Suis-je le gardien de mon frère? » (Gn 4,
9): une conception pervertie de la liberté
18.
Le panorama que l'on a décrit demande à être connu non seulement du point de
vue des phénomènes de mort qui le caractérisent, mais encore du point de vue
des causes multiples qui le déterminent. La question du Seigneur «
qu'as-tu fait? » (Gn 4, 10) semble être comme un appel adressé à Caïn
pour qu'il dépasse la matérialité de son geste homicide afin d'en saisir toute
la gravité au niveau des motivations qui en sont à l'origine et des conséquences
qui en découlent.
Les choix
contre la vie sont parfois suggérés par des situations difficiles ou même
dramatiques de souffrance profonde, de solitude, d'impossibilité d'espérer une
amélioration économique, de dépression et d'angoisse pour l'avenir. De telles
circonstances peuvent atténuer, même considérablement, la responsabilité personnelle
et la culpabilité qui en résulte chez ceux qui accomplissent ces choix en
eux-mêmes criminels. Cependant le problème va aujourd'hui bien au-delà de la
reconnaissance, il est vrai nécessaire, de ces situations personnelles. Le
problème se pose aussi sur les plans culturel, social et politique, et c'est là
qu'apparaît son aspect le plus subversif et le plus troublant, en raison de la
tendance, toujours plus largement admise, à interpréter les crimes en question
contre la vie comme des expressions légitimes de la liberté individuelle,
que l'on devrait reconnaître et défendre comme de véritables droits.
On en arrive
ainsi à un tournant aux conséquences tragiques dans un long processus histo-
rique qui, après la découverte de l'idée des « droits humains » — comme droits
innés de toute personne, antérieurs à toute constitution et à toute législation
des Etats —, se trouve aujourd'hui devant une contradiction surprenante: en
un temps où l'on proclame solennellement les droits inviolables de la personne
et où l'on affirme publiquement la valeur de la vie, le droit à la vie lui-même
est pratiquement dénié et violé, spécialement à ces moments les plus
significatifs de l'existence que sont la naissance et la mort.
D'une part, les
différentes déclarations des droits de l'homme et les nombreuses initiatives
qui s'en inspirent montrent, dans le monde entier, la progression d'un sens
moral plus disposé à reconnaître la valeur et la dignité de tout être humain en
tant que tel, sans aucune distinction de race, de nationalité, de religion,
d'opinion politique ou de classe sociale.
D'autre part,
dans les faits, ces nobles proclamations se voient malheureusement opposer leur
tragique négation. C'est d'autant plus déconcertant, et même scandaleux, que
cela se produit justement dans une société qui fait de l'affirmation et de la
protection des droits humains son principal objectif et en même temps sa
fierté. Comment accorder ces affirmations de principe répétées avec la
multiplication continuelle et la légitimation fréquente des attentats contre la
vie humaine? Comment concilier ces déclarations avec le rejet du plus faible,
du plus démuni, du vieillard, de celui qui vient d'être conçu? Ces attentats
s'orientent dans une direction exactement opposée au respect de la vie, et ils représentent
une menace directe envers toute la culture des droits de l'homme. À la
limite, c'est une menace capable de mettre en danger le sens même de la
convivialité démocratique: au lieu d'être des sociétés de « vie en commun »,
nos cités risquent de devenir des sociétés d'exclus, de marginaux, de
bannis et d'éliminés. Et, si l'on élargit le regard à un horizon planétaire,
comment ne pas penser que la proclamation même des droits des personnes et des
peuples, telle qu'elle est faite dans de hautes assemblées internationales,
n'est qu'un exercice rhétorique stérile tant que n'est pas démasqué l'égoïsme
des pays riches qui refusent aux pays pauvres l'accès au développement ou le
subordonnent à des interdictions insensées de procréer, opposant ainsi le développement
à l'homme? Ne faut-il pas remettre en cause les modèles économiques adoptés
fréquemment par les Etats, notamment conditionnés par des pressions de
caractère international qui provoquent et entretiennent des situations
d'injustice et de violence dans lesquelles la vie humaine de populations
entières est avilie et opprimée?
19.
Où se trouvent les racines d'une contradiction si paradoxale?
Nous pouvons
les constater à partir d'une évaluation globale d'ordre culturel et moral, en
commençant par la mentalité qui, exacerbant et même dénaturant le concept de
subjectivité, ne reconnaît comme seul sujet de droits que l'être qui
présente une autonomie complète ou au moins à son commencement et qui échappe à
une condition de totale dépendance des autres. Mais comment concilier cette
manière de voir avec la proclamation que l'homme est un être « indisponible
»? La théorie des droits humains est précisément fondée sur la prise en
considération du fait que l'homme, à la différence des animaux et des choses,
ne peut être soumis à la domination de personne. Il faut encore évoquer la
logique qui tend à identifier la dignité personnelle avec la capacité de
communication verbale explicite et, en tout cas, dont on fait l'expérience.
Il est clair qu'avec de tels présupposés il n'y pas de place dans le monde pour
l'être qui, comme celui qui doit naître ou celui qui va mourir, est un sujet de
faible constitution, qui semble totalement à la merci d'autres personnes,
radicalement dépendant d'elles, et qui ne peut communiquer que par le langage
muet d'une profonde symbiose de nature affective. C'est donc la force qui
devient le critère de choix et d'action dans les rapports interpersonnels et
dans la vie sociale. Mais c'est l'exact contraire de ce que, historiquement,
l'Etat de droit a voulu proclamer, en se présentant comme la communauté dans
laquelle la « force de la raison » se substitue aux « raisons de la force ».
Sur un autre
plan, les racines de la contradiction qui apparaît entre l'affirmation
solennelle des droits de l'homme et leur négation tragique dans la pratique se
trouvent dans une conception de la liberté qui exalte de manière absolue
l'individu et ne le prépare pas à la solidarité, à l'accueil sans réserve ni au
service du prochain. S'il est vrai que, parfois, la suppression de la vie
naissante ou de la vie à son terme est aussi tributaire d'un sens mal compris
de l'altruisme ou de la pitié, on ne peut nier que cette culture de mort, dans
son ensemble, révèle une conception de la liberté totalement individualiste qui
finit par être la liberté des « plus forts » s'exerçant contre les faibles près
de succomber.
C'est dans ce
sens que l'on peut interpréter la réponse de Caïn à la question du Seigneur «
où est ton frère Abel? »: « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère?
» (Gn 4, 9). Oui, tout homme est « le gardien de son frère », parce que
Dieu confie l'homme à l'homme. Et c'est parce qu'il veut confier ainsi l'homme
à l'homme que Dieu donne à tout homme la liberté, qui comporte une dimension
relationnelle essentielle. C'est un grand don du Créateur, car la liberté
est mise au service de la personne et de son accomplissement par le don
d'elle-même et l'accueil de l'autre; au contraire, lorsque sa dimension
individualiste est absolutisée, elle est vidée de son sens premier, sa vocation
et sa dignité mêmes sont démenties.
Il est un autre
aspect encore plus profond à souligner: la liberté se renie elle-même, elle se
détruit et se prépare à l'élimination de l'autre quand elle ne reconnaît plus
et ne respecte plus son lien constitutif avec la vérité. Chaque fois que
la liberté, voulant s'émanciper de toute tradition et de toute autorité,
qu'elle se ferme même aux évidences premières d'une vérité objective et
commune, fondement de la vie personnelle et sociale, la personne finit par
prendre pour unique et indiscutable critère de ses propres choix, non plus la
vérité sur le bien et le mal, mais seulement son opinion subjective et
changeante ou même ses intérêts égoïstes et ses caprices.
20.
Avec cette conception de la liberté, la vie en société est profondément
altérée. Si l'accomplissement du moi est compris en termes d'autonomie
absolue, on arrive inévitablement à la négation de l'autre, ressenti comme un
ennemi dont il faut se défendre. La société devient ainsi un ensemble
d'individus placés les uns à côté des autres, mais sans liens réciproques:
chacun veut s'affirmer indépendamment de l'autre, ou plutôt veut faire
prévaloir ses propres intérêts. Cependant, en face d'intérêts comparables de
l'autre, on doit se résoudre à chercher une sorte de compromis si l'on veut que
le maximum possible de liberté soit garanti à chacun dans la société. Ainsi
disparaît toute référence à des valeurs communes et à une vérité absolue pour
tous: la vie sociale s'aventure dans les sables mouvants d'un relativisme
absolu. Alors, tout est matière à convention, tout est négociable, même
le premier des droits fondamentaux, le droit à la vie.
De fait, c'est
ce qui se produit aussi dans le cadre politique proprement dit de l'Etat: le
droit à la vie originel et inaliénable est discuté ou dénié en se fondant sur
un vote parlementaire ou sur la volonté d'une partie — qui peut même être la
majorité — de la population. C'est le résultat néfaste d'un relativisme qui règne
sans rencontrer d'opposition: le « droit » cesse d'en être un parce qu'il n'est
plus fermement fondé sur la dignité invio- lable de la personne mais qu'on le
fait dépendre de la volonté du plus fort. Ainsi la démocratie, en dépit de ses
principes, s'achemine vers un totalitarisme caractérisé. L'Etat n'est plus la «
maison commune » où tous peuvent vivre selon les principes de l'égalité
fondamentale, mais il se transforme en Etat tyran qui prétend pouvoir
disposer de la vie des plus faibles et des êtres sans défense, depuis l'enfant
non encore né jusqu'au vieillard, au nom d'une utilité publique qui n'est rien
d'autre, en réalité, que l'intérêt de quelques-uns.
Tout semble se
passer dans le plus ferme respect de la légalité, au moins lorsque les lois qui
permettent l'avortement ou l'euthanasie sont votées selon les règles
prétendument démocratiques. En réalité, nous ne sommes qu'en face d'une
tragique apparence de légalité et l'idéal démocratique, qui n'est tel que s'il
reconnaît et protège la dignité de toute personne humaine, est trahi dans
ses fondements mêmes: « Comment peut-on parler encore de la dignité de
toute personne humaine lorsqu'on se permet de tuer les plus faibles et les plus
innocentes? Au nom de quelle justice pratique-t-on la plus injuste des
discriminations entre les personnes en déclarant que certaines d'entre elles
sont dignes d'être défendues tandis qu'à d'autres est déniée cette dignité? ».
16 Quand on constate de telles manières de faire, s'amorcent déjà les
processus qui conduisent à la dissolution d'une convivialité humaine
authentique et à la désagrégation de la réalité même de l'Etat.
Revendiquer le
droit à l'avortement, à l'infanticide, à l'euthanasie, et le reconnaître
légalement, cela revient à attribuer à la liberté humaine un sens pervers et
injuste, celui d'un pouvoir absolu sur les autres et contre les autres. Mais
c'est la mort de la vraie liberté: « En vérité, en vérité, je vous le dis,
quiconque commet le péché est esclave du péché » (Jn 8, 34).
« Je devrai me cacher loin de ta face » (Gn
4, 14): l'éclipse du sens de Dieu et du sens de l'homme
21.
Quand on recherche les racines les plus profondes du combat entre la « culture
de vie » et la « culture de mort », on ne peut s'arrêter à la conception
pervertie de la liberté que l'on vient d'évoquer. Il faut arriver au cœur du
drame vécu par l'homme contemporain: l'éclipse du sens de Dieu et du sens de
l'homme, caractéristique du contexte social et culturel dominé par le
sécularisme qui, avec ses prolongements tentaculaires, va jusqu'à mettre
parfois à l'épreuve les communautés chrétiennes elles-mêmes. Ceux qui se
laissent gagner par la contagion de cet état d'esprit entrent facilement dans
le tourbillon d'un terrible cercle vicieux: en perdant le sens de Dieu, on
tend à perdre aussi le sens de l'homme, de sa dignité et de sa vie; et, à
son tour, la violation systématique de la loi morale, spécialement en matière
grave de respect de la vie humaine et de sa dignité, produit une sorte d'obscurcissement
progressif de la capacité de percevoir la présence vivifiante et salvatrice de
Dieu.
Une fois
encore, nous pouvons nous inspirer du récit du meurtre d'Abel par son frère.
Après la malédiction que Dieu lui a infligée, Caïn s'adresse au Seigneur en ces
termes: « Ma peine est trop lourde à porter. Vois! Tu me bannis aujourd'hui du
sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant
parcourant la terre; mais le premier venu me tuera! » (Gn 4, 13-14).
Caïn considère que son péché ne pourra pas être pardonné par le Seigneur et que
son destin inéluctable sera de devoir « se cacher loin de sa face ». Si Caïn
parvient à confesser que sa faute est « trop grande », c'est parce qu'il a
conscience de se trouver confronté à Dieu et à son juste jugement. En réalité,
l'homme ne peut reconnaître son péché et en saisir toute la gravité que devant
le Seigneur. C'est aussi l'expérience de David qui, après « avoir fait le mal
devant le Seigneur », réprimandé par le prophète Nathan (cf. 2 S 11-12),
s'écrie: « Mon péché, moi, je le connais, ma faute est devant moi sans relâche;
contre toi, toi seul, j'ai péché, ce qui est coupable à tes yeux, je l'ai fait
» (Ps 51 50, 5-6).
22.
C'est pourquoi, lorsque disparaît le sens de Dieu, le sens de l'homme se trouve
également menacé et vicié, ainsi que le Concile Vatican II le déclare sous une
forme lapidaire: « La créature sans son Créateur s'évanouit... Et même, la
créature elle-même est entourée d'opacité, si Dieu est oublié ». 17
L'homme ne parvient plus à se saisir comme « mystérieusement différent » des
autres créatures terrestres; il se considère comme l'un des nombreux êtres
vivants, comme un organisme qui, tout au plus, a atteint un stade de perfection
très élevé. Enfermé dans l'horizon étroit de sa réalité physique, il devient en
quelque sorte « une chose », et il ne saisit plus le caractère « transcendant »
de son « existence en tant qu'homme ». Il ne considère plus la vie comme un
magnifique don de Dieu, une réalité « sacrée » confiée à sa responsabilité et,
par conséquent, à sa protection aimante, à sa « vénération ». Elle devient tout
simplement « une chose » qu'il revendique comme sa propriété exclusive, qu'il
peut totalement dominer et manipuler.
Ainsi, devant
la vie qui naît et la vie qui meurt, il n'est plus capable de se laisser
interroger sur le sens authentique de son existence ni d'en assumer dans une
véritable liberté les moments cruciaux. Il ne se soucie que du « faire » et,
recourant à toutes les techniques possibles, il fait de grands efforts pour
programmer, contrôler et dominer la naissance et la mort. Ces réalités,
expériences originaires qui demandent à être « vécues », deviennent des choses
que l'on prétend simplement « posséder » ou « refuser ».
Du reste,
lorsque la référence à Dieu est exclue, il n'est pas surprenant que le sens de
toutes les choses en soit profondément altéré, et que la nature même, n'étant
plus « mater », soit réduite à un « matériau » ouvert à toutes les
manipulations. Il semble que l'on soit conduit dans cette direction par une
certaine rationalité technico-scientifique, prédominante dans la culture
contemporaine, qui nie l'idée même que l'on doive reconnaître une vérité de la
création ou que l'on doive respecter un dessein de Dieu sur la vie. Et cela
n'est pas moins vrai quand l'angoisse devant les conséquences de cette «
liberté sans loi » amène certains à la position inverse d'une « loi sans
liberté », ainsi que cela arrive par exemple dans des idéologies qui contestent
la légitimité de toute intervention sur la nature, presque en vertu de sa «
divinisation », ce qui, une fois encore, méconnaît sa dépendance par rapport au
dessein du Créateur.
En réalité,
vivant « comme si Dieu n'existait pas », l'homme perd non seulement le sens du
mystère de Dieu, mais encore celui du monde et celui du mystère de son être
même.
23.
L'éclipse du sens de Dieu et de l'homme conduit inévitablement au matérialisme
pratique qui fait se répandre l'individualisme, l'utilitarisme et
l'hédonisme. Là encore, on constate la valeur permanente de ce qu'écrit
l'Apôtre: « Comme ils n'ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de
Dieu, Dieu les a livrés à leur esprit sans jugement, pour faire ce qui ne
convient pas » (Rm 1, 28). C'est ainsi que les valeurs de l'être sont
remplacées par celles de l'avoir. La seule fin qui compte est la
recherche du bien-être matériel personnel. La prétendue « qualité de la vie »
se comprend essentiellement ou exclusivement comme l'efficacité économique, la
consommation désordonnée, la beauté et la jouissance de la vie physique, en
oubliant les dimensions les plus profondes de l'existence, d'ordre relationnel,
spirituel et religieux.
Dans un
contexte analogue, la souffrance, poids qui pèse inévitablement sur
l'existence humaine mais aussi possibilité de croissance personnelle, est «
censurée », rejetée comme inutile et même combattue comme un mal à éviter
toujours et à n'importe quel prix. Lorsqu'on ne peut pas la surmonter et que
disparaît la perspective du bienêtre, au moins pour l'avenir, alors il semble
que la vie ait perdu tout son sens et la tentation grandit en l'homme de
revendiquer le droit de la supprimer.
Toujours dans
le même contexte culturel, le corps n'est plus perçu comme une réalité
spécifiquement personnelle, signe et lieu de la relation avec les autres, avec
Dieu et avec le monde. Il est réduit à sa pure matérialité, il n'est rien
d'autre qu'un ensemble d'organes, de fonctions et d'énergies à employer suivant
les seuls critères du plaisir et de l'efficacité. En conséquence, la sexualité,
elle aussi, est dépersonnalisée et exploitée: au lieu d'être signe, lieu et
langage de l'amour, c'est-à-dire du don de soi et de l'accueil de l'autre dans
toute la richesse de la personne, elle devient toujours davantage occasion et
instrument d'affirmation du moi et de satisfaction égoïste des désirs et des
instincts. C'est ainsi qu'est déformé et altéré le contenu originaire de la
sexualité humaine; les deux significations, union et procréation, inhérentes à
la nature même de l'acte conjugal sont artificiellement disjointes; de cette
manière, on fausse l'union et l'on soumet la fécondité à l'arbitraire de
l'homme et de la femme. La procréation devient alors l'« ennemi » à
éviter dans l'exercice de la sexualité: on ne l'accepte que dans la mesure où
elle correspond au désir de la personne ou même à sa volonté d'avoir un enfant
« à tout prix » et non pas, au contraire, parce qu'elle traduit l'accueil sans
réserve de l'autre et donc l'ouverture à la richesse de vie dont l'enfant est
porteur.
Dans la
perspective matérialiste décrite jusqu'ici, les relations interpersonnelles
se trouvent gravement appauvries. Les premiers à en souffrir sont la femme,
l'enfant, le malade ou la personne qui souffre, le vieillard. Le vrai critère
de la dignité personnelle — celui du respect, de la gratuité et du service —
est remplacé par le critère de l'efficacité, de la fonctionnalité et de
l'utilité: l'autre est apprécié, non pas pour ce qu'il « est », mais pour ce
qu'il « a », ce qu'il « fait » et ce qu'il « rend ». Le plus fort l'emporte sur
le plus faible.
24.
C'est au plus intime de la conscience morale que s'accomplit l'éclipse
du sens de Dieu et du sens de l'homme, avec toutes ses nombreuses et funestes
conséquences sur la vie. C'est avant tout la conscience de chaque personne qui
est en cause, car dans son unité intérieure et avec son caractère unique, elle
se trouve seule face à Dieu. 18 Mais, en un sens, la « conscience
morale » de la société est également en cause: elle est en quelque sorte
responsable, non seulement parce qu'elle tolère ou favorise des comportements
contraires à la vie, mais aussi parce qu'elle alimente la « culture de mort »,
allant jusqu'à créer et affermir de véritables « structures de péché » contre
la vie. La conscience morale, individuelle et sociale, est aujourd'hui exposée,
ne serait-ce qu'à cause de l'influence envahissante de nombreux moyens de
communication sociale, à un danger très grave et mortel, celui de la
confusion entre le bien et le mal en ce qui concerne justement le droit
fondamental à la vie. Une grande partie de la société actuelle se montre
tristement semblable à l'humanité que Paul décrit dans la Lettre aux Romains.
Elle est faite d'« hommes qui tiennent la vérité captive dans l'injustice » (1,
18): ayant renié Dieu et croyant pouvoir construire sans lui la cité terrestre,
« ils ont perdu le sens dans leurs raisonnements », de sorte que « leur cœur
inintelligent s'est enténébré » (1, 21); « dans leur prétention à la sagesse,
ils sont devenus fous » (1, 22), ils sont devenus les auteurs d'actions dignes
de mort et, « non seulement ils les font, mais ils approuvent encore ceux qui
les commettent » (1, 32). Quand la conscience, cet œil lumineux de l'âme (cf. Mt
6, 22-23), appelle « bien le mal et mal le bien » (Is 5, 20), elle
prend le chemin de la dégénérescence la plus inquiétante et de la cécité morale
la plus ténébreuse.
Cependant,
toutes les influences et les efforts pour imposer le silence n'arrivent pas à
faire taire la voix du Seigneur qui retentit dans la conscience de tout homme;
car c'est toujours à partir de ce sanctuaire intime de la conscience que l'on
peut reprendre un nouveau cheminement d'amour, d'accueil et de service de la
vie humaine.
« Vous vous êtes approchés d'un sang
purificateur » (cf. He 12, 22. 24): signes d'espérance et appel à
l'engagement
25.
« Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol! » (Gn 4, 10). Il
n'y a pas que le sang d'Abel, le premier innocent mis à mort, qui crie vers
Dieu, source et défenseur de la vie. Le sang de tout autre homme mis à mort
depuis Abel est aussi une voix qui s'élève vers le Seigneur. D'une manière absolument
unique, crie vers Dieu la voix du sang du Christ, dont Abel est dans son
innocence une figure prophétique, ainsi que nous le rappelle l'auteur de la
Lettre aux Hébreux: « Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion et
de la cité du Dieu vivant..., du Médiateur d'une Alliance nouvelle, et d'un
sang purificateur plus éloquent que celui d'Abel » (12, 22. 24).
C'est le
sang purificateur. Le sang des sacrifices de l'Ancienne Alliance en avait
été le signe symbolique et l'anticipation: le sang des sacrifices par lesquels
Dieu montrait sa volonté de communiquer sa vie aux hommes, en les purifiant et
en les consacrant (cf. Ex 24, 8; Lv 17, 11). Tout cela
s'accomplit et se manifeste désormais dans le Christ: son sang est celui de
l'aspersion qui rachète, purifie et sauve; c'est le sang du Médiateur de la
Nouvelle Alliance, « répandu pour une multitude en rémission des péchés » (Mt
26, 28). Ce sang, qui coule du côté transpercé du Christ en croix (cf. Jn
19, 34), est « plus éloquent » que celui d'Abel; celui-ci, en effet,
exprime et demande une « justice » plus profonde, mais il implore surtout la
miséricorde, 19 il devient intercesseur auprès du Père pour les frères
(cf. He 7, 25), il est source de rédemption parfaite et don de vie
nouvelle.
Le sang du
Christ, qui révèle la grandeur de l'amour du Père,manifeste que l'homme est
précieux aux yeux de Dieu et que la valeur de sa vie est inestimable. L'Apôtre
Pierre nous le rappelle: « Sachez que ce n'est par rien de corruptible, argent
ou or, que vous avez été affranchis de la vaine conduite héritée de vos pères,
mais par un sang précieux, comme d'un agneau sans reproche et sans tache, le
Christ » (1 P 1, 18-19). C'est en contemplant le sang précieux du
Christ, signe du don qu'il fait par amour (cf. Jn 13, 1), que le croyant
apprend à reconnaître et à apprécier la dignité quasi divine de tout homme; il
peut s'écrier, dans une admiration et une gratitude toujours nouvelles: «
Quelle valeur doit avoir l'homme aux yeux du Créateur s'il a mérité d'avoir un
tel et un si grand Rédempteur (Exultet de la nuit pascale), si Dieu a
donné son Fils afin que lui, l'homme, ne se perde pas, mais qu'il ait la vie
éternelle (cf. Jn 3, 16)! ». 20
De plus, le
sang du Christ révèle à l'homme que sa grandeur, et donc sa vocation, est le don
total de lui-même. Parce qu'il est versé comme don de vie, le sang de Jésus
n'est plus un signe de mort, de séparation définitive d'avec les frères, mais
le moyen d'une communion qui est richesse de vie pour tous. Dans le sacrement
de l'Eucharistie, celui qui boit ce sang et demeure en Jésus (cf. Jn 6,
56) est entraîné dans le dynamisme de son amour et du don de sa vie, afin de
porter à sa plénitude la vocation première à l'amour qui est celle de tout
homme (cf. Gn 1, 27; 2, 18-24).
Dans le sang du
Christ, tous les hommes puisent aussi la force de s'engager en faveur de la
vie. Ce sang est justement la raison la plus forte d'espérer et même le
fondement de la certitude absolue que, selon le plan de Dieu, la vie remportera
la victoire. « De mort, il n'y en aura plus », s'écrie la voix puissante
qui vient du trône de Dieu dans la Jérusalem céleste (Ap 21, 4). Et
saint Paul nous assure que la victoire présente sur le péché est le signe et
l'anticipation de la victoire définitive sur la mort, quand « s'accomplira la
parole qui est écrite: La mort a été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô
mort, ta victoire? Où est-il, ô mort, ton aiguillon? » (1 Co 15, 54-55).
26.
En réalité, on perçoit des signes annonciateurs de cette victoire dans nos
sociétés et dans nos cultures, bien qu'elles soient fortement marquées par la «
culture de mort ». On dresserait donc un tableau incomplet, qui pourrait
conduire à un découragement stérile, si l'on ne joignait pas à la dénonciation
des menaces contre la vie un aperçu des signes positifs efficaces dans
la situation actuelle de l'humanité.
Malheureusement,
ces signes positifs appa- raissent difficilement et ils sont mal reconnus, sans
doute parce qu'ils ne sont pas l'objet d'une attention suffisante de la part
des moyens de communication sociale. Mais beaucoup d'initiatives pour aider et
soutenir les personnes les plus faibles et sans défense ont été prises et
continuent à l'être, dans la communauté chrétienne et dans la société civile,
aux niveaux local, national et international, par des personnes, des groupes,
des mouvements et diverses organisations.
Il y a de
nombreux époux qui savent prendre généreusement la responsabilité
d'accueillir des enfants comme « le don le plus excellent du mariage ».
21 Et il ne manque pas de familles qui, au-delà de leur service
quotidien de la vie, savent s'ouvrir à l'accueil d'enfants abandonnés, de
jeunes en difficulté, de personnes handicapées, de personnes âgées restées
seules. Bien des centres d'aide à la vie, ou des institutions analogues,
sont animés par des personnes et des groupes qui, au prix d'un dévouement et de
sacrifices admirables, apportent un soutien moral et matériel à des mères en
difficulté, tentées de recourir à l'avortement. On crée et on développe aussi
des groupes de bénévoles qui s'engagent à donner l'hospitalité à ceux
qui n'ont pas de famille, qui sont dans des conditions particulièrement
pénibles ou qui ont besoin de retrouver un milieu éducatif les aidant à
surmonter des habitudes nuisibles et à revenir à un vrai sens de la vie.
La médecine,
servie avec beaucoup d'ardeur par les chercheurs et les membres des
professions médicales, poursuit ses efforts pour trouver des moyens toujours
plus efficaces: on obtient aujourd'hui des résultats autrefois impensables et
qui ouvrent des perspectives prometteuses en faveur de la vie naissante, des
personnes qui souffrent et des malades en phase aiguë ou terminale. Des
institutions et des organisations variées se mobilisent pour faire aussi
bénéficier de la médecine de pointe les pays les plus touchés par la misère et
les maladies endémiques. Des associations nationales et internationales de
médecins travaillent de même pour porter rapidement secours aux populations
éprouvées par des calamités naturelles, des épidémies ou des guerres. Même si
on est encore loin de la mise en œuvre complète d'une vraie justice
internationale dans la répartition des ressources médicales, comment ne pas
reconnaître dans les progrès déjà accomplis les signes d'une solidarité
croissante entre les peuples, d'un sens humain et moral digne d'éloge et d'un
plus grand respect de la vie?
27.
Devant les législations qui ont autorisé l'avortement et devant les tentatives,
qui ont abouti ici ou là, de légaliser l'euthanasie, des mouvements ont été
créés et des initiatives prises dans le monde entier pour sensibiliser
la société en faveur de la vie. Lorsque, conformément à leur inspiration
authentique, ces mouvements agissent avec une ferme détermination mais sans
recourir à la violence, ils favorisent une prise de conscience plus répandue de
la valeur de la vie, et ils provoquent et obtiennent des engagements plus
résolus pour la défendre.
Comment ne pas
rappeler, en outre, tous les gestes quotidiens d'accueil, de sacrifice, de
soins dé- sintéressés qu'un nombre incalculable de personnes accomplissent
avec amour dans les familles, dans les hôpitaux, dans les orphelinats, dans les
maisons de retraite pour personnes âgées et dans d'autres centres ou
communautés qui défendent la vie? En se laissant inspirer par l'exemple de
Jésus « bon Samaritain » (cf. Lc 10, 29-37) et soutenue par sa force,
l'Eglise a toujours été en première ligne sur ces fronts de la charité:
nombreux sont ses fils et ses filles, spécialement les religieuses et les
religieux qui, sous des formes traditionnelles ou renouvelées, ont consacré et
continuent à consacrer leur vie à Dieu en l'offrant par amour du prochain le
plus faible et le plus démuni. Ils construisent en profondeur la « civilisation
de l'amour et de la vie », sans laquelle l'existence des personnes et de la
société perd son sens le plus authentiquement humain. Même si personne ne les
remarquait et s'ils restaient cachés aux yeux du plus grand nombre, la foi nous
assure que le Père, « qui voit dans le secret » (Mt 6, 4), non seulement
saura les récompenser, mais les rend féconds dès maintenant en leur faisant
porter des fruits durables pour le bien de tous.
Parmi les
signes d'espérance, il faut aussi inscrire, dans de nombreuses couches de
l'opinion publique, le développement d'une sensibilité nouvelle toujours
plus opposée au recours à la guerre pour résoudre les conflits entre les
peuples et toujours plus orientée vers la recherche de moyens efficaces mais «
non violents » pour arrêter l'agresseur armé. Dans le même ordre d'idées, se
range aussi l'aversion toujours plus répandue de l'opinion publique envers
la peine de mort, même si on la considère seulement comme un moyen de «
légitime défense » de la société, en raison des possibilités dont dispose une
société moderne de réprimer efficacement le crime de sorte que, tout en rendant
inoffensif celui qui l'a commis, on ne lui ôte pas définitivement la
possibilité de se racheter.
Il faut saluer
aussi positivement l'attention grandissante à la qualité de la vie, à l'écologie,
que l'on rencontre surtout dans les sociétés au développement avancé, où
les attentes des personnes sont à présent moins centrées sur les problèmes de
la survie que sur la recherche d'une amélioration d'ensemble des conditions de
vie. La reprise de la réflexion éthique au sujet de la vie est particulièrement
significative; la création et le développement constant de la bioéthique favorisent
la réflexion et le dialogue — entre croyants et non-croyants, de même qu'entre
croyants de religions différentes — sur les problèmes éthiques fondamentaux qui
concernent la vie de l'homme.
28.
Ce panorama fait d'ombres et de lumières doit nous rendre tous pleinement
conscients que nous nous trouvons en face d'un affrontement rude et dramatique
entre le mal et le bien, entre la mort et la vie, entre la « culture de mort »
et la « culture de vie ». Nous nous trouvons non seulement « en face », mais
inévitablement « au milieu » de ce conflit: nous sommes tous activement
impliqués, et nous ne pouvons éluder notre responsabilité de faire un choix
inconditionnel en faveur de la vie.
L'injonction
claire et forte de Moïse s'adresse à nous aussi: « Vois, je te propose
aujourd'hui vie et bonheur, mort et malheur... Je te propose la vie ou la mort,
la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta
postérité vous viviez » (Dt 30, 15. 19). Cette injonction convient
tout autant à nous qui devons choisir tous les jours entre la « culture de vie
» et la « culture de mort ». Mais l'appel du Deutéronome est encore plus
profond, parce qu'il nous demande un choix à proprement parler religieux et
moral. Il s'agit de donner à son existence une orientation fondamentale et de vivre
fidèlement en accord avec la loi du Seigneur: « Écoute les commandements que je
te donne aujourd'hui: aimer le Seigneur ton Dieu, marcher dans ses chemins,
garder ses ordres, ses commandements et ses décrets... Choisis donc la vie,
pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant
sa voix, t'attachant à lui; car là est ta vie, ainsi que la longue durée
de ton séjour sur la terre » (30, 16. 19-20).
Le choix
inconditionnel pour la vie arrive à la plénitude de son sens religieux et moral
lorsqu'il vient de la foi au Christ, qu'il est formé et nourri par elle.
Rien n'aide autant à aborder positivement le conflit entre la mort et la vie
dans lequel nous sommes plongés que la foi au Fils de Dieu qui s'est fait homme
et qui est venu parmi les hommes « pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient
en abondance » (Jn 10, 10): c'est la foi au Ressuscité qui a vaincu
la mort; c'est la foi au sang du Christ « plus éloquent que celui d'Abel »
(He 12, 24).
Devant les
défis de la situation actuelle, à la lumière et par la force de cette foi,
l'Eglise prend plus vivement conscience de la grâce et de la responsabilité qui
lui viennent du Seigneur pour annoncer, pour célébrer et pour servir l'Evangile
de la vie.
>
CHAPITRE II
JE SUIS VENU POUR QU'ILS AIENT LA VIE
LE
MESSAGE CHRÉTIEN SUR LA VIE
« La vie s'est manifestée, nous l'avons vue » (1
Jn 1, 2): le regard tourné vers le Christ, « le Verbe de vie »
29.
Face aux menaces innombrables et graves qui pèsent sur la vie dans le monde
d'aujourd'hui, on pourrait demeurer comme accablé par le sentiment d'une
impuissance insurmontable: le bien ne sera jamais assez fort pour vaincre le
mal!
C'est alors que
le peuple de Dieu, et en lui tout croyant, est appelé à professer, avec
humilité et courage, sa foi en Jésus Christ, « le Verbe de vie » (1 Jn 1,
1). L'Evangile de la vie n'est pas une simple réflexion, même originale
et profonde, sur la vie humaine; ce n'est pas non plus seulement un
commandement destiné à alerter la conscience et à susciter d'importants
changements dans la société; c'est encore moins la promesse illusoire d'un
avenir meilleur. L'Evangile de la vie est une réalité concrète et
personnelle, car il consiste à annoncer lapersonne même de Jésus. A
l'Apôtre Thomas et, en lui, à tout homme, Jésus se présente par ces paroles: «
Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6). C'est la même
identité qu'il affirme devant Marthe, sœur de Lazare: « Je suis la résurrection
et la vie. Qui croit en moi, même s'il meurt, vivra; et quiconque vit et croit
en moi ne mourra jamais » (Jn 11, 25-26). Jésus est le Fils qui, de
toute éternité, reçoit la vie du Père (cf. Jn 5, 26) et qui est venu
parmi les hommes pour les faire participer à ce don: « Je suis venu pour qu'ils
aient la vie et qu'ils l'aient en abondance » (Jn 10, 10).
C'est donc à
partir de la parole, de l'action, de la personne même de Jésus que la
possibilité est donnée à l'homme de « connaître » la vérité tout entière sur
la valeur de la vie humaine; c'est de cette « source » qu'il reçoit notamment
la capacité de « faire » parfaitement la vérité (cf. Jn 3, 21), ou
d'assumer et d'exercer pleinement la responsabilité d'aimer et de servir la vie
humaine, de la défendre et de la promouvoir.
Dans le Christ,
en effet, est définitivement annoncé et pleinement donné cet Evangile de la
vie qui, déjà présent dans la Révélation de l'Ancien Testament, et même
inscrit en quelque sorte dans le cœur de tout homme et de toute femme, retentit
dans chaque conscience « dès le commencement », c'est-à-dire depuis la création
elle-même, en sorte que, malgré les conditionnements négatifs du péché, il
peut aussi être connu dans ses traits essentiels par la raison humaine. Comme
l'écrit le Concile Vatican II, le Christ « par toute sa présence et par la
manifestation qu'il fait de lui-même par des paroles et par des œuvres, par des
signes et des miracles, et plus particulièrement par sa mort et par sa
résurrection glorieuse d'entre les morts, par l'envoi enfin de l'Esprit de
vérité, achève la révélation en l'accomplissant, et la confirme encore en
attestant divinement que Dieu lui-même est avec nous pour nous arracher aux
ténèbres du péché et de la mort et nous ressusciter pour la vie éternelle ».
22
30.
C'est donc le regard fixé sur le Seigneur Jésus que nous voulons l'écouter nous
redire « les paroles de Dieu » (Jn 3, 34) et méditer à nouveau l'Evangile
de la vie. La signification la plus profonde et la plus originale de cette
méditation du message révélé sur la vie humaine a été saisie par l'Apôtre Jean,
qui écrit au début de sa première lettre: « Ce qui était dès le commencement,
ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons
contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie — car la Vie s'est
manifestée: nous l'avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons
cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue —,
ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, afin que vous aussi
soyez en communion avec nous » (1, 1-3).
En Jésus, «
Verbe de vie », est donc annoncée et communiquée la vie divine et éternelle.
Grâce à cette annonce et à ce don, la vie physique et spirituelle de l'homme,
même dans sa phase terrestre, acquiert sa plénitude de valeur et de
signification: la vie divine et éternelle, en effet, est la fin vers laquelle
l'homme qui vit dans ce monde est orienté et appelé. L'Evangile de la vie contient
ainsi ce que l'expérience même et la raison humaine disent de la valeur de la
vie; il l'accueille, l'élève et la porte à son accomplissement.
« Ma force et mon chant, c'est le Seigneur, je lui
dois le salut » (Ex 15, 2): la
vie est toujours un bien
31.
En vérité, la plénitude évangélique du message sur la vie est déjà préparée
dans l'Ancien Testament. C'est surtout dans l'événement de l'Exode, centre de
l'expérience de foi de l'Ancien Testament, qu'Israël découvre à quel point sa
vie est précieuse aux yeux de Dieu. Alors même qu'il semble voué à
l'extermination, parce qu'une menace de mort pèse sur tous ses enfants
nouveau-nés (cf. Ex 1, 15-22), le Seigneur se révèle à lui comme le
sauveur, capable d'assurer un avenir à celui qui est sans espérance. Il naît
ainsi en Israël une conscience précise: sa vie ne se trouve pas à la
merci d'un pharaon qui peut l'utiliser avec un pouvoir despotique; au
contraire, elle est l'objet d'un amour tendre et fort de la part de Dieu.
La libération de
l'esclavage est le don d'une identité, la reconnaissance d'une dignité
indestructible et le début d'une histoire nouvelle, où découverte de
Dieu et découverte de soi vont de pair. Cette expérience de l'Exode est
fondatrice et exemplaire. Israël apprend que, chaque fois qu'il est menacé dans
son existence, il lui suffit de recourir à Dieu avec une confiance renouvelée
pour trouver en lui un soutien efficace: « Je t'ai modelé, tu es pour moi un
serviteur; Israël, je ne t'oublierai pas » (Is 44, 21).
Ainsi, reconnaissant
la valeur de son existence comme peuple, Israël progresse aussi dans la
perception du sens et de la valeur de la vie en tant que telle. C'est une
réflexion qui se développe de manière particulière dans les livres sapientiaux,
à partir de l'expérience quotidienne de la précarité de la vie et aussi
de la conscience des menaces qui la guettent. Devant les contradictions de
l'existence, la foi est appelée à offrir une réponse.
C'est surtout
le problème de la souffrance qui défie la foi et la met à l'épreuve. Comment ne
pas saisir la présence de la plainte universelle de l'homme dans la méditation
du livre de Job? L'innocent écrasé par la souffrance est, de manière
compréhensible, amené à se demander: « Pourquoi donner à un malheureux la
lumière, la vie à ceux qui ont l'amertume au cœur, qui aspirent à la mort sans
qu'elle vienne, qui la recherchent plus avidement qu'un trésor? » (3, 20-21).
Même dans l'obscurité la plus épaisse, la foi pousse à la reconnaissance du «
mystère », dans un esprit de confiance et d'adoration: « Je comprends que tu es
tout-puissant: ce que tu conçois, tu peux le réaliser » (Jb 42, 2).
Peu à peu, la
Révélation fait saisir de manière toujours plus claire le germe de vie
immortelle déposé par le Créateur dans le cœur des hommes: « Toutes les choses
que Dieu a faites sont bonnes en leur temps; il a mis dans leur cœur l'ensemble
du temps » (Qo 3, 11). Ce germe de totalité et de plénitude attend
de se manifester dans l'amour et de s'accomplir, par un don gratuit de Dieu,
dans la participation à sa vie éternelle.
« Le nom de Jésus a rendu la force à cet homme »
(Ac 3, 16): dans la précarité de l'existence humaine, Jésus porte à
son accomplissement le sens de la vie
32.
L'expérience du peuple de l'Alliance se renouvelle dans celle de tous les «
pauvres » qui rencontrent Jésus de Nazareth. Comme déjà le Dieu « ami de la vie
» (Sg 11, 26) avait rassuré Israël au milieu des dangers, de même le
Fils de Dieu annonce-t-il aujourd'hui à ceux qui se sentent menacés et entravés
dans leur existence que leur vie aussi est un bien auquel l'amour du Père donne
sens et valeur.
« Les aveugles
voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds
entendent, les morts ressuscitent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres »
(Lc 7, 22). Par ces paroles du prophète Isaïe (35, 5-6; 61, 1), Jésus
explique le sens de sa mission: ainsi, ceux qui souffrent d'une forme de
handicap dans leur existence entendent de lui la bonne nouvelle de la
sollicitude de Dieu pour eux et ils ont la confirmation que leur vie aussi est
un don jalousement gardé dans les mains du Père (cf. Mt 6, 25-34).
Ce sont les «
pauvres » qui sont particulièrement interpellés par la prédication et par
l'action de Jésus. Les foules de malades et de marginaux qui le suivent et le
cherchent (cf. Mt 4, 23-25) trouvent dans sa parole et dans ses gestes
la révélation de la haute valeur de leur vie et de ce qui fonde leur attente du
salut.
Ainsi en est-il
dans la mission de l'Eglise, depuis ses origines. Elle qui annonce Jésus comme
celui qui « a passé en faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient
tombés au pouvoir du diable, car Dieu était avec lui » (Ac 10, 38) sait
qu'elle porte un message de salut qui retentit, avec toute sa nouveauté,
précisément dans les situations de misère et de pauvreté que traverse l'homme
dans sa vie. C'est ainsi qu'agit Pierre quand il guérit le boiteux déposé
chaque jour près de la « Belle Porte » du Temple de Jérusalem pour y demander
l'aumône: « De l'argent et de l'or, je n'en ai pas, mais ce que j'ai, je te le
donne: au nom de Jésus Christ le Nazaréen, marche! » (Ac 3, 6). Dans la
foi en Jésus, « auteur de la vie » (Ac 3, 15), la vie qui est là,
abandonnée et implorante, retrouve conscience de soi et pleine dignité.
La parole et
les gestes de Jésus et de son Église ne concernent pas seulement celui qui vit
dans la maladie, la souffrance ou les différentes formes de marginalisation.
Plus profondément, ils touchent le sens même de la vie de tout homme dans
ses dimensions morales et spirituelles. Seul celui qui reconnaît que sa vie
est marquée par la maladie du péché peut, dans la rencontre avec Jésus Sauveur,
retrouver la vérité et l'authenticité de son existence, selon les paroles de
Jésus: « Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin de médecin, mais
les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs au
repentir » (Lc 5, 31-32).
Au contraire,
celui qui, comme le riche cultivateur de la parabole évangélique, pense qu'il
pourra assurer sa vie par la seule possession de biens matériels, se trompe en
réalité: sa vie lui échappe et il en sera bien vite privé sans parvenir à en
percevoir le sens véritable: « Insensé, cette nuit même, on va te redemander
ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l'aura? » (Lc 12, 20).
33.
C'est dans la vie même de Jésus, du début jusqu'à la fin, que l'on retrouve
cette singulière « dialectique » entre l'expérience de la précarité de la vie
humaine et l'affirmation de sa valeur. En effet, la vie de Jésus est marquée
par la précarité dès sa naissance. Certes, il trouve l'accueil favorable des
justes, qui s'unissent au « oui » immédiat et joyeux de Marie (cf. Lc 1,
38). Mais il y a aussi, dès le début, le refus d'un monde qui se montre
hostile et qui cherche l'enfant « pour le tuer » (Mt 2, 13), ou qui
reste indifférent et sans intérêt pour l'accomplissement du mystère de cette
vie qui entre dans le monde: « Il n'y avait pas de place pour eux dans l'auberge
» (Lc 2, 7). Le contraste entre les menaces et l'insécurité d'une part,
et la puissance du don de Dieu d'autre part, fait resplendir avec une force
plus grande la gloire qui se dégage de la maison de Nazareth et de la crèche de
Bethléem: cette vie qui naît est salut pour toute l'humanité (cf. Lc 2,
11).
Les
contradictions et les risques de la vie sont pleinement assumés par Jésus: « De
riche qu'il était, il s'est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir par sa
pauvreté » (2 Co 8, 9). La pauvreté dont parle saint Paul n'est pas
seulement le dépouillement des privilèges divins; c'est aussi le partage des
conditions de vie les plus humbles et les plus précaires de la vie humaine (cf.
Ph 2, 6-7). Jésus vit cette pauvreté pendant toute son existence, jusqu'au
moment suprême de la Croix: « Il s'humilia lui-même en se faisant obéissant
jusqu'à la mort et à la mort sur une croix. Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui
a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2, 8-9). C'est
précisément dans sa mort que Jésus révèle toute la grandeur et la valeur de
la vie, car son offrande sur la Croix devient source de vie nouvelle pour
tous les hommes (cf. Jn 12, 32). Quand il affronte les contradictions et
l'anéantissement de sa vie, Jésus est guidé par la certitude qu'elle est dans
les mains du Père. C'est pourquoi, sur la Croix, il peut lui dire: « Père, en
tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46), c'est-à-dire ma vie.
Grande, en vérité, est la valeur de la vie humaine, puisque le Fils de Dieu l'a
prise et en a fait l'instrument du salut pour l'humanité entière!
« Appelés ... à reproduire l'image de son Fils » (Rm 8, 28-29): la gloire de Dieu resplendit
sur le visage de l'homme
34.
La vie est toujours un bien. C'est là une intuition et même une donnée
d'expérience dont l'homme est appelé à saisir la raison profonde.
Pourquoi la
vie est-elle un bien? L'interrogation parcourt toute la Bible et trouve, dès
ses premières pages, une réponse forte et admirable. La vie que Dieu donne à
l'homme est différente et distincte de celle de toute autre créature vivante,
car, tout en étant apparenté à la poussière de la terre (cf. Gn 2, 7; 3,
19; Jb 34, 15; Ps 103 102, 14; 104 103, 29), l'homme est dans
le monde une manifestation de Dieu, un signe de sa présence, une trace de sa
gloire (cf. Gn 1, 26-27; Ps 8, 6). C'est ce qu'a voulu
souligner également saint Irénée de Lyon avec sa célèbre définition: « La
gloire de Dieu, c'est l'homme vivant ». 23 À l'homme est conférée une
très haute dignité, dont les racines plongent dans le lien intime qui
l'unit à son Créateur: en l'homme resplendit un reflet de la réalité même de
Dieu.
Telle est
l'affirmation du livre de la Genèse dans le premier récit des origines, qui
place l'homme au sommet de l'action créatrice de Dieu, comme son couronnement,
au terme d'un développement qui, du chaos informe, aboutit à la créature la
plus achevée. Tout, dans la création, est ordonné à l'homme et tout lui est
soumis: « Remplissez la terre, soumettez-la et dominez... sur tout être
vivant » (1, 28), ordonne Dieu à l'homme et à la femme. Un message semblable
est aussi lancé par l'autre récit des origines: « Le Seigneur Dieu prit l'homme
et l'établit dans le jardin d'Eden pour le cultiver et le garder » (Gn 2,
15). Le primat de l'homme sur les choses est ainsi réaffirmé: les choses sont
pour lui et confiées à sa responsabilité, tandis qu'il ne peut lui-même, pour
aucun motif, être asservi à ses semblables et de quelque manière être ramené au
rang des choses.
Dans le récit
biblique, la distinction entre l'homme et les autres créatures est surtout mise
en évidence par le fait que seule sa création est présentée comme le fruit
d'une décision spéciale de la part de Dieu, d'une délibération qui établit un
lien particulier et spécifique avec le Créateur: « Faisons l'homme à notre
image, selon notre ressemblance » (Gn 1, 26). La vie que Dieu
offre à l'homme est un don par lequel Dieu fait participer sa créature à
quelque chose de lui-même.
Israël
s'interrogera longuement sur le sens de ce lien particulier et spécifique de
l'homme avec Dieu. Le livre du Siracide reconnaît lui aussi que Dieu, en créant
les hommes, « les a revêtus de force, comme lui-même, et les a créés à son
image » (17, 3). L'auteur sacré rattache à cela non seulement leur domination
sur le monde, mais aussi les facultés spirituelles les plus caractéristiques
de l'homme, telles que la raison, la capacité de discerner le bien du mal,
la volonté libre: « Il les remplit de science et d'intelligence et leur fit connaître
le bien et le mal » (Si 17, 7). La capacité d'accéder à la vérité et
à la liberté sont des prérogatives de l'homme du fait qu'il est créé à
l'image de son Créateur, le Dieu vrai et juste (cf. Dt 32, 4). Seul de
toutes les créatures visibles, l'homme est « capable de connaître et d'aimer
son Créateur ». 24 La vie que Dieu donne à l'homme est bien plus
qu'une existence dans le temps. C'est une tension vers une plénitude de vie;
c'est le germe d'une existence qui va au-delà des limites mêmes du temps: «
Oui, Dieu a créé l'homme pour l'incorruptibilité, il en a fait une image de sa
propre nature » (Sg 2, 23).
35.
Le récit yahviste des origines exprime la même conviction. L'antique narration,
en effet, parle d'un souffle divin qui est insufflé en l'homme pour
qu'il entre dans la vie: « Le Seigneur Dieu modela l'homme avec la glaise du
sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l'homme devint un être
vivant » (Gn 2, 7).
L'origine
divine de cet esprit de vie explique l'insatisfaction perpétuelle qui
accompagne l'homme au cours de sa vie. Créé par Dieu, portant en lui-même une
marque divine indélébile, l'homme tend naturellement vers Dieu. Quand il écoute
l'aspiration profonde de son cœur, l'homme ne peut manquer de faire sienne la
parole de vérité prononcée par saint Augustin: « Tu nous as faits pour toi,
Seigneur, et notre cœur est sans repos, tant qu'il ne demeure en toi ».
25
Il est d'autant
plus significatif de voir l'insatisfaction qui s'empare de la vie de l'homme
dans l'Eden tant que son unique point de référence demeure le monde végétal et
animal (cf. Gn 2, 20). Seule l'apparition de la femme, d'un être qui est
chair de sa chair, os de ses os (cf. Gn 2, 23) et en qui vit également l'esprit
de Dieu créateur peut satisfaire l'exigence d'un dialogue interpersonnel, qui
est vital pour l'existence humaine. En l'autre, homme ou femme, Dieu se
reflète, lui, la fin ultime qui comble toute personne.
« Qu'est-ce que
l'homme, pour que tu penses à lui, le fils d'un homme, que tu en prennes souci?
», se demande le Psalmiste (Ps 8, 5). Face à l'immensité de l'univers,
il est une bien petite chose; mais c'est précisément ce contraste qui fait
ressortir sa grandeur: « Tu l'as créé un peu moindre que les anges (mais on
pourrait traduire aussi "un peu moindre que Dieu"), le couronnant de
gloire et d'honneur » (Ps 8, 6). La gloire de Dieu resplendit sur le
visage de l'homme. En lui, le Créateur trouve son repos, ainsi que le commente
saint Ambroise avec admiration et émotion: « Le sixième jour est terminé; la
création du monde s'est achevée avec la formation de ce chef-d'œuvre qu'est
l'homme, lui qui exerce son pouvoir sur tous les êtres vivants et qui est comme
le sommet de l'univers et la beauté suprême de tout être créé. En vérité, nous
devrions observer un silence respectueux, car le Seigneur s'est reposé de toute
la création du monde. Il s'est reposé ensuite à l'intime de l'homme, il s'est
reposé dans son esprit et sa pensée; en effet, il avait créé l'homme doué de
raison, capable de l'imiter, émule de ses vertus, assoiffé des grâces célestes.
Dans ces dons qui sont les siens repose Dieu qui a dit: "Sur qui
reposerais-je, sinon sur celui qui est humble, qui se tient tranquille et qui
tremble à ma parole?" (Is 66, 1-2). Je rends grâce au Seigneur
notre Dieu qui a créé une œuvre si merveilleuse où il trouve son repos ».
26
36.
Le merveilleux projet de Dieu a malheureusement été contrarié par l'irruption du
péché dans l'histoire. Par le péché, l'homme se rebelle contre son Créateur,
pour finir par idolâtrer les créatures: « Ils ont adoré et servi la
créature de préférence au Créateur (Rm 1, 25). Ainsi, l'être humain ne
se contente pas de souiller en lui-même l'image de Dieu, mais il est tenté de
l'offenser aussi chez les autres, en substituant aux rapports de communion des
attitudes de défiance, d'indifférence, d'inimitié, jusqu'à la haine homicide.
Quand on ne reconnaît pas Dieu comme Dieu, on trahit le sens profond de
l'homme et on porte atteinte à la communion entre les hommes.
Dans la vie de
l'homme, l'image de Dieu resplendit à nouveau et se manifeste dans toute sa
plénitude avec la venue du Fils de Dieu dans la chair humaine: « Il est l'image
du Dieu invisible » (Col 1, 15), « resplendissement de sa gloire et
effigie de sa substance » (He 1, 3). Il est l'image parfaite du Père.
Le projet de
vie confié au premier Adam trouve finalement son accomplissement dans le
Christ. Tandis que la désobéissance d'Adam abîme et défigure le dessein de Dieu
sur la vie de l'homme et fait entrer la mort dans le monde, l'obéissance
rédemptrice du Christ est source de grâce qui rejaillit sur les hommes en
ouvrant à tous les portes du royaume de la vie (cf. Rm 5, 12-21). L'Apôtre
Paul l'affirme: « Le premier homme, Adam, a été fait âme vivante; le dernier
Adam, esprit vivifiant » (1 Co 15, 45).
A tous ceux qui
acceptent de se mettre à la suite du Christ, la plénitude de la vie est donnée:
en eux, l'image divine est restaurée, renouvelée et portée à sa perfection. Tel
est le dessein de Dieu sur les êtres humains: qu'ils deviennent « con- formes à
l'image de son Fils » (Rm 8, 29). C'est seulement ainsi que, dans la
splendeur de cette image, l'homme peut être libéré de l'esclavage de
l'idolâtrie, qu'il peut reconstruire la fraternité éclatée et retrouver son
identité.
« Quiconque
vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn 11, 26): le don de la
vie éternelle
37.
La vie que le Fils de Dieu est venu donner aux hommes ne se réduit pas à la
seule existence dans le temps. La vie, qui depuis toujours est « en lui » et
constitue « la lumière des hommes » (Jn 1, 4), consiste dans le fait
d'être engendré par Dieu et de participer à la plénitude de son amour: « A
tous ceux qui l'ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à
ceux qui croient en son nom, eux qui ne furent engendrés ni du sang, ni d'un
vouloir de chair, ni d'un vouloir d'homme, mais de Dieu » (Jn 1, 12-13).
Parfois, Jésus
donne à la vie qu'il est venu apporter ce simple nom de « la vie »; et il
présente la génération par Dieu comme une condition nécessaire pour pouvoir
atteindre la fin en vue de laquelle Dieu a créé l'homme: « A moins de naître
d'en haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu » (Jn 3, 3). Le don de
cette vie constitue l'objet propre de la mission de Jésus: il est « celui qui
descend du ciel et donne la vie au monde » (Jn 6, 33), si bien qu'il
peut affirmer en toute vérité: « Celui qui me suit... aura la lumière de la vie
» (Jn 8, 12).
En d'autres
occasions, Jésus parle de vie éternelle, en utilisant un adjectif qui ne
renvoie pas seulement à une perspective supratemporelle. « Eternelle » est la
vie promise et donnée par Jésus, parce qu'elle est plénitude de participation à
la vie de l'« Eternel ». Quiconque croit en Jésus et entre en communion avec
lui a la vie éternelle (cf. Jn 3, 15; 6, 40), car c'est de lui qu'il
entend les seules paroles capables de révéler et de communiquer une plénitude
de vie pour son existence; ce sont les « paroles de la vie éternelle » que
Pierre reconnaît dans sa profession de foi: « Seigneur, à qui irons-nous ? Tu
as les paroles de la vie éternelle; nous croyons et nous avons reconnu que tu
es le Saint de Dieu » (Jn 6, 68-69). La vie éternelle est définie par
Jésus lui-même lorsqu'il s'adresse au Père dans la grande prière sacerdotale: «
La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et
celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). Connaître Dieu et son
Fils, c'est accueillir le mystère de la communion d'amour du Père, du Fils et
de l'Esprit Saint dans notre vie qui s'ouvre dès maintenant à la vie
éternelle dans la participation à la vie divine.
38.
La vie éternelle est donc la vie même de Dieu ainsi que la vie des fils de
Dieu. Le croyant ne peut manquer d'être saisi d'un émerveillement toujours
renouvelé et d'une reconnaissance sans limites face à cette vérité surprenante
et ineffable qui nous vient de Dieu dans le Christ. Le croyant fait siennes les
paroles de l'Apôtre Jean: « Voyez quel grand amour le Père nous a donné pour
que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le sommes!... Bien-aimés, dès
maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore
été manifesté. Nous savons que, lors de cette manifestation, nous lui serons
semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est » (1 Jn 3, 1-2).
C'est ainsi que
la vérité chrétienne sur la vie parvient à sa plénitude. La dignité de
la vie n'est pas seulement liée à ses origines, au fait qu'elle vient de Dieu,
mais aussi à sa fin, à sa destinée qui est d'être en communion avec Dieu pour
le con- naître et l'aimer. C'est à la lumière de cette vérité que saint Irénée
précise et complète son exal- tation de l'homme: la « gloire de Dieu » est bien
« l'homme vivant », mais « la vie de l'homme est la vision de Dieu ».
27
Il en résulte
des conséquences immédiates pour la vie humaine dans sa condition terrestre même,
où a déjà germé et où croît la vie éternelle. Si l'homme aime instinctivement
la vie parce qu'elle est un bien, cet amour trouve une autre motivation et une
autre force, une ampleur et une profondeur nouvelles, dans les dimensions
divines de ce bien. Dans une telle perspective, l'amour de tout être humain
pour la vie ne se réduit pas à la seule recherche d'un espace d'expression de
soi et de relation avec les autres, mais il se développe dans la conscience
joyeuse de pouvoir faire de son existence le « lieu » de la manifestation de
Dieu, de la rencontre et de la communion avec lui. La vie que Jésus nous donne
ne retire pas sa valeur à notre existence dans le temps, mais elle l'assume et
la conduit à son destin final: « Je suis la résurrection et la vie...;
quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jn 11, 25.26).
« A chacun je demanderai compte de la vie de son
frère » (Gn 9, 5): vénération et amour pour la vie de tous
39.
La vie de l'homme vient de Dieu, c'est son don, son image et son empreinte, la participation
à son souffle vital. Dieu est donc l'unique Seigneur de cette vie: l'homme
ne peut en disposer. Dieu luimême le répète à Noé après le déluge: « De votre
sang, qui est votre propre vie, je demanderai compte... à tout homme: à chacun
je demanderai compte de la vie de son frère » (Gn 9, 5). Et le texte
biblique prend soin de souligner que le caractère sacré de la vie a son
fondement en Dieu et dans son action créatrice: « Car à l'image de Dieu l'homme
a été fait » (Gn 9, 6).
La vie et la
mort de l'homme sont donc dans les mains de Dieu, en son pouvoir: « Il tient en
son pouvoir l'âme de tout vivant et le souffle de toute chair d'homme »,
s'écrie Job (12, 10). « Le Seigneur fait mourir et fait vivre, il fait
descendre au shéol et en remonter » (1 S 2, 6). Il est seul à pouvoir
dire: « C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre » (Dt 32, 39).
Dieu n'exerce
pas ce pouvoir de manière arbitraire et tyrannique, mais comme une
prévenance et une sollicitude aimantes à l'égard de ses créatures. S'il est
vrai que la vie de l'homme est dans les mains de Dieu, il n'en est pas moins
vrai que ce sont des mains pleines de tendresse, comme celles d'une mère qui
accueille, qui nourrit et qui prend soin de son enfant: « Je tiens mon âme
égale et silencieuse; mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant
contre sa mère » (Ps 131 130, 2; cf. Is 49, 15; 66, 12-13; Os 11,
4). Ainsi, dans l'histoire des peuples et dans la condition des individus,
Israël ne voit pas la conséquence d'un pur hasard ou d'un destin aveugle, mais
le résultat d'un dessein d'amour par lequel Dieu reprend toutes les
potentialités de la vie et s'oppose aux forces de mort qui naissent du péché: «
Dieu n'a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à la perte des vivants. Il a
tout créé pour l'être » (Sg 1, 13-14).
40.
La vie étant sacrée, elle est dotée d'une inviolabilité inscrite depuis les
origines dans le cœur de l'homme, dans sa conscience. La question «
qu'as-tu fait? » (Gn 4, 10), posée par Dieu à Caïn après qu'il a tué son
frère Abel, traduit l'expérience de tout homme: au plus profond de sa
conscience, il lui est toujours rappelé l'inviolabilité de la vie — de sa vie
et de celle des autres —, en tant que réalité qui ne lui appartient pas, parce
qu'elle est propriété et don de Dieu son Créateur et Père.
Le commandement
relatif à l'inviolabilité de la vie humaine retentit au centre des « dix
paroles » lors de l'alliance au Sinaï (cf. Ex 34, 28). Il interdit
d'abord l'homicide: « Tu ne tueras pas » (Ex 20, 13); « tu ne feras pas
mourir l'innocent et le juste » (Ex 23, 7), mais il interdit aussi —
comme l'expliquera par la suite la législation d'Israël — toute blessure
infligée à autrui (cf. Ex 21, 12-27). Certes, il faut reconnaître que
l'attention portée dans l'Ancien Testament à la valeur de la vie, bien que
nettement affirmée, n'atteint pas encore la finesse du Discours sur la
Montagne, comme on le voit dans certains aspects de la législation pénale alors
en vigueur, qui prévoyait de lourdes peines corporelles et même la peine de
mort. Mais le message d'ensemble, qu'il appartiendra au Nouveau Testament de
porter à sa perfection, est un appel pressant à respecter l'inviolabilité de la
vie physique et l'intégrité de la personne; il culmine dans le commandement
positif qui oblige à prendre en charge son prochain comme soi-même: « Tu
aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18).
41.
Le commandement « tu ne tueras pas », inclus et approfondi dans le commandement
positif de l'amour du prochain, est réaffirmé dans toute sa force par le
Seigneur Jésus. Au jeune homme riche qui lui demande: « Maître, que dois-je
faire de bon pour avoir la vie éternelle? », Jésus répond: « Si tu veux entrer
dans la vie, observe les commandements » (Mt 19, 16.17). Et il cite, comme
le premier d'entre eux, le commandement: « Tu ne tueras pas » (v. 18). Dans le
Discours sur la Montagne, Jésus demande aux disciples une justice supérieure
à celle des scribes et des pharisiens dans tous les domaines, y compris
celui du respect de la vie: « Vous avez entendu qu'il a été dit aux ancêtres:
Tu ne tueras pas; et si quelqu'un tue, il en répondra au tribunal. Eh bien! moi
je vous dis: Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal » (Mt
5, 21-22).
Par ses paroles
et par ses gestes, Jésus explique ensuite les exigences positives du
commandement sur l'inviolabilité de la vie. Elles étaient déjà présentes dans
l'Ancien Testament, où la législation prenait soin de protéger et de
sauvegarder les personnes dont la vie était faible et menacée: l'étranger, la
veuve, l'orphelin, le malade, le pauvre en général, la vie même avant la
naissance (cf. Ex 21, 22; 22, 20-26). Avec Jésus, ces exigences
positives prennent une force et un élan nouveaux et elles se manifestent dans
toute leur ampleur et toute leur profondeur: elles vont de la nécessité de
prendre soin de la vie du frère (l'homme de la même famille, appartenant
au même peuple, l'étranger qui habite la terre d'Israël) à la prise en charge
de l'étranger, jusqu'à l'amour de l'ennemi.
L'étranger
n'est plus un étranger pour celui qui doit se rendre proche de quiconque
est dans le besoin jusqu'à se sentir responsable de sa vie, comme l'enseigne de
manière éloquente et vive la parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10,
25-37). Même l'ennemi cesse d'être un ennemi pour celui qui est tenu de l'aimer
(cf. Mt 5, 38-48; Lc 6, 27-35) et de lui « faire du bien » (cf. Lc
6, 27.33.35), en se portant au-devant de ses besoins vitaux avec
empressement et sens de la gratuité (cf. Lc 6, 34-35). Cet amour culmine
dans la prière pour l'ennemi, qui nous met en accord avec l'amour bienveillant
de Dieu: « Moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs,
afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son
soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et
sur les injustes » (Mt 5, 44-45; cf. Lc 6, 28.35).
Ainsi le
commandement de Dieu qui porte sur la protection de la vie de l'homme arrive à
son niveau le plus profond dans l'exigence de vénération et d'amour pour
toute personne et pour sa vie. Tel est l'enseignement que l'Apôtre Paul, en
écho aux paroles de Jésus (cf. Mt 19, 17-18), adresse aux chrétiens de
Rome: « Les préceptes: Tu ne commettras pas d'adultère, Tu ne tueras pas, Tu ne
voleras pas, Tu ne convoiteras pas et tous les autres se résument en cette
formule: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. La charité ne fait
point de tort au prochain. La charité est donc la Loi dans sa plénitude » (Rm
13, 9-10).
« Soyez féconds,
multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1, 28): les
responsabilités de l'homme à l'égard de la vie
42.
Défendre et promouvoir la vie, la vénérer et l'aimer, c'est là une tâche que
Dieu confie à tout homme, en l'appelant, lui son image vivante, à participer à
la seigneurie qu'Il a sur le monde: « Dieu les bénit et leur dit: "Soyez
féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les
poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tout être vivant qui rampe sur la
terre" » (Gn 1, 28).
Le texte
biblique met en lumière l'ampleur et la profondeur de la seigneurie que Dieu
donne à l'homme. Il s'agit avant tout de la domination sur la terre et sur
tout être vivant, comme le rappelle le livre de la Sagesse: « Dieu des
Pères et Seigneur de miséricorde..., par ta Sagesse, tu as formé l'homme pour
dominer sur les créatures que tu as faites, pour régir le monde en sainteté et
justice » (9, 1.2-3). Le Psalmiste, lui aussi, exalte la domination de l'homme
comme signe de la gloire et de l'honneur reçus du Créateur: « Tu l'établis sur
les œuvres de tes mains, tu mets toute chose à ses pieds: les troupeaux de
bœufs et de brebis, et même les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les
poissons de la mer, tout ce qui va son chemin dans les eaux » (Ps 8,
7-9).
Appelé à
cultiver et à garder le jardin du monde (cf. Gn 2, 15), l'homme a une
responsabilité propre à l'égard du milieu de vie, c'est-à-dire de la
création que Dieu a placée au service de la dignité personnelle de l'homme, de
sa vie, et cela, non seulement pour le présent, mais aussi pour les générations
futures. C'est la question de l'écologie — depuis la préservation des «
habitats » naturels des différentes espèces d'animaux et des diverses formes de
vie jusqu'à l'« écologie humaine » proprement dite 28 —, qui trouve
dans cette page biblique une claire et forte inspiration éthique pour que les
solutions soient respectueuses du grand bien qu'est la vie, toute vie. En
réalité, « la domination accordée par le Créateur à l'homme n'est pas un
pouvoir absolu, et l'on ne peut parler de liberté "d'user et
d'abuser", ou de disposer des choses comme on l'entend. La limitation
imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement
par l'interdiction de "manger le fruit de l'arbre" (cf. Gn 2,
16-17), montre avec suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature
visible, nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi
morales, que l'on ne peut transgresser impunément ». 29
43.
Une certaine participation de l'homme à la seigneurie de Dieu est aussi
manifeste du fait de la responsabilité spécifique qui lui est confiée à
l'égard de la vie humaine proprement dite. C'est une responsabilité qui atteint
son sommet lorsque l'homme et la femme, dans le mariage, donnent la vie par
la génération, comme le rappelle le Concile Vatican II: « Dieu lui-même,
qui a dit "Il n'est pas bon que l'homme soit seul" (Gn 2, 18)
et qui, dès l'origine, a fait l'être humain homme et femme (cf. Mt 19,
4), a voulu lui donner une participation spéciale dans son œuvre créatrice;
aussi a-t-il béni l'homme et la femme, disant: "Soyez féconds et
multipliez-vous" (Gn 1, 28) ». 30
En parlant d'«
une participation spéciale » de l'homme et de la femme à l'« œuvre créatrice »
de Dieu, le Concile veut souligner qu'engendrer un enfant est un événement
profondément humain et hautement religieux, car il engage les conjoints,
devenus « une seule chair » (Gn 2, 24), et simultanément Dieu lui-même,
qui se rend présent. Comme je l'ai écrit dans la Lettre aux Familles, «
quand, de l'union conjugale des deux, naît un nouvel homme, il apporte avec lui
au monde une image et une ressemblance particulières avec Dieu lui-même: dans
la biologie de la génération est inscrite la généalogie de la personne. En
affirmant que les époux, en tant que parents, sont des coopérateurs de Dieu
Créateur dans la conception et la génération d'un nouvel être humain, nous ne
nous référons pas seulement aux lois de la biologie; nous entendons plutôt
souligner que, dans la paternité et la maternité humaines, Dieu lui-même est
présent selon un mode différent de ce qui advient dans toute autre
génération "sur la terre". En effet, c'est de Dieu seul que peut
provenir cette "image", cette "ressemblance" qui est propre
à l'être humain, comme cela s'est produit dans la création. La génération est
la continuation de la création ». 31
C'est ce
qu'enseigne, dans un langage direct et parlant, le texte sacré qui rapporte le
cri de joie de la première femme, « la mère de tous les vivants » (Gn 3,
20). Consciente de l'intervention de Dieu, Ève s'écrie: « J'ai acquis un homme
de par le Seigneur » (Gn 4, 1). Dans la génération, quand la vie est
communiquée des parents à l'enfant, se transmet donc, grâce à la création de
l'âme immortelle, 32 l'image, la ressemblance de Dieu luimême. C'est
dans ce sens que s'exprime le début du « livre de la généalogie d'Adam »: « Le
jour où Dieu créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu. Homme et femme il
les créa, il les bénit et leur donna le nom d'"Homme", le jour où ils
furent créés. Quand Adam eut cent trente ans, il engendra un fils à sa
ressemblance, comme son image, et il lui donna le nom de Seth » (Gn 5,
1-3). C'est précisément dans ce rôle de collaborateurs de Dieu qui transmet
son image à la nouvelle créature que réside la grandeur des époux disposés
« à coopérer à l'amour du Créateur et du Sauveur qui, par eux, veut sans cesse
agrandir et enrichir sa propre famille ». 33 Dans cette perspective,
l'évêque Amphiloque exaltait le « mariage qui a du prix, qui est au-dessus de
tout don terrestre » parce qu'il est comme « un créateur d'humanité, comme un
peintre de l'image divine ». 34
Ainsi, l'homme
et la femme unis par les liens du mariage sont associés à une œuvre divine: par
l'acte de la génération, le don de Dieu est accueilli et une nouvelle vie
s'ouvre à l'avenir.
Mais, au-delà
de la mission spécifique des parents, la tâche d'accueillir et de servir la
vie concerne tout le monde et doit se manifester surtout à l'égard de la vie
qui se trouve dans des conditions de plus grande faiblesse. Le Christ
lui-même nous le rappelle quand il demande d'être aimé et servi dans ses frères
éprouvés par quelque souffrance que ce soit: ceux qui sont affamés, assoiffés,
étrangers, nus, malades, emprisonnés... Ce qui est fait à chacun d'eux est fait
au Christ lui-même (cf. Mt 25, 31-46).
« C'est toi qui as créé mes reins » (Ps 139
138, 13): la dignité de l'enfant non encore né
44.
La vie humaine connaît une situation de grande précarité quand elle entre dans
le monde et quand elle sort du temps pour aborder l'éternité. La Parole de Dieu
ne manque pas d'invitations à apporter soins et respect à la vie, surtout à
l'égard de celle qui est marquée par la maladie ou la vieillesse. S'il n'y a
pas d'invitations directes et explicites à sauvegarder la vie humaine à son
origine, en particulier la vie non encore née, comme aussi la vie proche de sa
fin, cela s'explique facilement par le fait que même la seule possibilité
d'offenser, d'attaquer ou, pire, de nier la vie dans de telles conditions est
étrangère aux perspectives religieuses et culturelles du peuple de Dieu.
Dans l'Ancien
Testament, on craint la stérilité comme une malédiction, tandis que l'on
ressent comme une bénédiction le fait d'avoir beaucoup d'enfants: « Des fils,
voilà ce que donne le Seigneur, des enfants, la récompense qu'il accorde » (Ps
127 126, 3; cf. Ps 128 127, 3-4). Dans cette conviction entre en jeu
aussi la conscience qu'a Israël d'être le peuple de l'Alliance, appelé à se
multiplier selon la promesse faite à Abraham: « Lève les yeux au ciel et
dénombre les étoiles si tu peux les dénombrer... Telle sera ta postérité » (Gn
15, 5). Mais ce qui compte surtout, c'est la certitude que la vie transmise
par les parents a son origine en Dieu, comme l'attestent les nombreuses pages
bibliques qui parlent avec respect et amour de la conception, de la formation
de la vie dans le sein maternel, de la naissance et du lien étroit qu'il y a
entre le moment initial de l'existence et l'action de Dieu Créateur.
« Avant même de
te former au ventre maternel, je t'ai connu; avant même que tu sois sorti du
sein, je t'ai consacré » (Jr 1, 5): l'existence de tout individu, dès
son origine, est dans le plan de Dieu. Job, du fond de sa souffrance,
s'attarde à contempler l'œuvre de Dieu dans la manière miraculeuse dont son
corps a été formé dans le sein de sa mère; il en retire un motif de confiance et
il exprime la certitude d'un projet divin sur sa vie: « Tes mains m'ont
façonné, créé; puis, te ravisant, tu voudrais me détruire! Souviens-toi: tu
m'as fait comme on pétrit l'argile et tu me renverras à la poussière. Ne
m'as-tu pas coulé comme du lait et fait cailler comme du laitage, vêtu de peau
et de chair, tissé en os et en nerfs? Puis tu m'as gratifié de la vie et tu
veillais avec sollicitude sur mon souffle » (Jb 10, 8-12). Des accents
d'émerveillement et d'adoration pour l'intervention de Dieu sur la vie en
formation dans le sein maternel se font entendre également dans les Psaumes.
35
Comment
imaginer qu'un seul instant de ce merveilleux processus de l'apparition de la
vie puisse être soustrait à l'action sage et aimante du Créateur et laissé à la
merci de l'arbitraire de l'homme? Ce n'est certes pas ce que pense la mère des
sept frères qui professe sa foi en Dieu, principe et garant de la vie dès sa
conception, et en même temps fondement de l'espérance de la vie nouvelle
au-delà de la mort: « Je ne sais comment vous êtes apparus dans mes entrailles;
ce n'est pas moi qui vous ai gratifiés de l'esprit et de la vie; ce n'est pas
moi qui ai organisé les éléments qui composent chacun de vous. Aussi bien le
Créateur du monde, qui a formé le genre humain et qui est à l'origine de toute
chose, vous rendra-t-il, dans sa miséricorde, et l'esprit et la vie, parce que
vous vous méprisez maintenant vous-mêmes pour l'amour de ses lois » (2 M 7,
22-23).
45.
La révélation du Nouveau Testament confirme la reconnaissance incontestée de
la valeur de la vie depuis son commencement. Les paroles par lesquelles
Elisabeth exprime sa joie d'être enceinte manifestent l'exaltation de la fécondité
et l'attente empressée de la vie: « Le Seigneur... a daigné mettre fin à ce qui
faisait ma honte » (Lc 1, 25). Mais la valeur de la personne dès sa
conception est célébrée plus encore dans la rencontre entre la Vierge Marie et
Elisabeth, et entre les deux enfants qu'elles portent en elles. Ce sont
précisément eux, les enfants, qui révèlent l'avènement de l'ère messianique:
dans leur rencontre, la force rédemptrice de la présence du Fils de Dieu parmi
les hommes commence à agir. « Aussitôt — écrit saint Ambroise — se font sentir
les bienfaits de l'arrivée de Marie et de la présence du Seigneur... Elisabeth
fut la première à entendre la parole, mais Jean fut le premier à ressentir la
grâce: la mère a entendu selon l'ordre de la nature, l'enfant a tressailli en
raison du mystère; elle a constaté l'arrivée de Marie, lui, celle du Seigneur;
la femme, l'arrivée de la femme, l'enfant, celle de l'Enfant. Les deux femmes
échangent des paroles de grâce, les deux enfants agissent au-dedans d'elles et
commencent à réaliser le mystère de la miséricorde en y faisant progresser
leurs mères; enfin, par un double miracle, les deux mères prophétisent sous
l'inspiration de leurs enfants. L'enfant a exulté, la mère fut remplie de
l'Esprit Saint. La mère n'a pas été remplie de l'Esprit Saint avant son fils,
mais lorsque le fils fut rempli de l'Esprit Saint, il en combla aussi sa mère
». 36
« Je crois lors même que je dis: "Je suis
trop malheureux" » (Ps 116 115, 10): la vie dans la
vieillesse et dans la souffrance
46.
En ce qui concerne les derniers instants de l'existence, il serait anachronique
d'attendre de la Révélation biblique une mention explicite de la problématique
actuelle du respect des personnes âgées ou malades, ni une condamnation
explicite des tentatives visant à anticiper par la violence la fin de la vie;
nous sommes là, en effet, dans un contexte culturel et religieux qui, loin
d'être exposé à de semblables tentations, reconnaît dans la personne âgée, avec
sa sagesse et son expérience, une richesse irremplaçable pour la famille et
pour la société.
La
vieillesse jouit de prestige et elle est entourée de vénération (cf. 2 M 6, 23).
Et le juste ne demande pas d'être privé de la vieillesse ni de son fardeau; au
contraire, il prie ainsi: « Seigneur mon Dieu, tu es mon espérance, mon appui
dès ma jeunesse... Aux jours de la vieillesse et des cheveux blancs, ne
m'abandonne pas, ô mon Dieu; et je dirai aux hommes de ce temps ta puissance, à
tous ceux qui viendront, tes exploits » (Ps 71 70, 5. 18). L'idéal du
temps messianique est proposé comme celui où il n'y aura plus « d'homme qui ne
parvienne pas au bout de sa vieillesse » (Is 65, 20).
Mais, dans la
vieillesse, comment faire face au déclin inévitable de la vie? Comment se
comporter devant la mort? Le croyant sait que sa vie est dans les mains de
Dieu: « Seigneur, de toi dépend mon sort » (cf. Ps 16 15, 5), et il
accepte aussi de lui la mort: « C'est la loi que le Seigneur a portée sur toute
chair, pourquoi se révolter contre le bon plaisir du Très-Haut? » (Si 41,
4). Pas plus que de la vie, l'homme n'est le maître de la mort; dans sa vie
comme dans sa mort, il doit s'en remettre totalement au « bon plaisir du
Très-Haut », à son dessein d'amour.
Quand il est
atteint par la maladie également, l'homme est appelé à s'en remettre de
la même manière au Seigneur et à renouveler sa confiance fondamentale en lui,
qui « guérit de toute maladie » (cf. Ps 103 102, 3). Lorsque toute
perspective de santé semble se fermer devant l'homme — au point de l'amener à
s'écrier: « Mes jours sont comme l'ombre qui décline, et moi, comme l'herbe, je
sèche » (Ps 102 101, 12) —, même alors, le croyant est animé par une foi
inébranlable en la puissance vivifiante de Dieu. La maladie ne l'incite pas au désespoir
ni à la recherche de la mort, mais à l'invocation pleine d'espérance: « Je
crois, lors même que je dis: "Je suis trop malheureux" » (Ps 116
115, 10); « Quand j'ai crié vers toi, Seigneur, mon Dieu, tu m'as guéri;
Seigneur, tu m'as fait remonter de l'abîme et revivre quand je descendais à la
fosse » (Ps 30 29, 3-4).
47.
La mission de Jésus, avec les nombreuses guérisons opérées, montre que Dieu
a aussi à cœur la vie corporelle de l'homme. « Médecin du corps et de
l'esprit », 37 Jésus est envoyé par le Père pour porter la bonne
nouvelle aux pauvres et panser les cœurs meurtris (cf. Lc 4, 18; Is 61,
1). Envoyant à son tour ses disciples à travers le monde, il leur confie une
mission dans laquelle la guérison des malades s'accompagne de l'annonce de
l'Evangile: « Chemin faisant, proclamez que le Royaume des Cieux est tout
proche. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux,
expulsez les démons » (Mt 10, 7-8; cf. Mc 6, 13; 16, 18).
Certes, la
vie du corps dans sa condition terrestre n'est pas un absolu pour le
croyant: il peut lui être demandé de l'abandonner pour un bien supérieur; comme
le dit Jésus, « qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à
cause de moi et de l'Évangile la sauvera » (Mc 8, 35). Il y a à ce sujet
un certain nombre de témoignages dans le Nouveau Testament. Jésus n'hésite pas
à se sacrifier lui-même et il fait librement de sa vie une offrande à son Père
(cf. Jn 10, 17) et à ses amis (cf. Jn 10, 15). La mort de Jean
Baptiste, précurseur du Sauveur, atteste aussi que l'existence terrestre n'est
pas le bien absolu: la fidélité à la parole du Seigneur est plus importante
encore, même si elle peut mettre la vie en jeu (cf. Mc 6, 17-29). Et
Etienne, alors qu'on lui enlève la vie temporelle parce qu'il était un témoin
fidèle de la Résurrection du Seigneur, suit les traces du Maître et répond par
des mots de pardon à ceux qui le lapident (cf. Ac 7, 59-60), ouvrant
ainsi la voie à l'innombrable cohorte des martyrs vénérés par l'Eglise dès ses
origines.
Toutefois,
personne ne peut choisir arbitrairement de vivre ou de mourir; ce choix, en
effet, seul le Créateur en est le maître absolu, lui en qui « nous avons la
vie, le mouvement et l'être » (Ac 17, 28).
« Quiconque la garde vivra » (Ba 4,
1): de la Loi du Sinaï au don de l'Esprit
48.
La vie porte sa vérité inscrite de manière indélébile en elle. En
accueillant le don de Dieu, l'homme doit s'engager à maintenir la vie dans
cette vérité qui lui est essentielle. S'en écarter équivaut à se condamner
soi-même au non-sens et au malheur, avec pour conséquence de pouvoir devenir
aussi une menace pour l'existence d'autrui par suite de la rupture des
barrières qui garantissent le respect et la défense de la vie, dans toute
situation.
La vérité de
la vie est révélée par le commandement de Dieu. La parole du Seigneur indique
concrètement la direction que la vie doit suivre pour pouvoir respecter sa
vérité et sauvegarder sa dignité. Ce n'est pas seulement le commandement
spécifique « tu ne tueras pas » (Ex 20, 13; Dt 5, 17) qui assure
la protection de la vie: la Loi du Seigneur est tout entière au service de
cette protection parce qu'elle révèle la vérité dans laquelle la vie trouve son
sens plénier.
Il n'est donc
pas étonnant que l'Alliance de Dieu avec son peuple soit aussi fortement liée à
la perspective de la vie, même dans sa composante corporelle. Le commandement
est présenté en elle comme le chemin de la vie: « Vois, je te propose
aujourd'hui vie et bonheur, mort et malheur. Si tu écoutes les commandements du
Seigneur ton Dieu que je te prescris aujourd'hui, et que tu aimes le Seigneur
ton Dieu, que tu marches dans ses voies, que tu gardes ses commandements, ses
lois et ses coutumes, tu vivras et tu multiplieras, le Seigneur ton Dieu te
bénira dans le pays où tu entres pour en prendre possession » (Dt 30,
15-16). Il s'agit ici non seulement de la terre de Canaan et de l'existence du
peuple d'Israël, mais du monde d'aujourd'hui et à venir, et de l'existence de
toute l'humanité. En effet, il n'est absolument pas possible que la vie reste
authentique et plénière si elle se détache du bien; et le bien, à son tour, est
fon- damentalement lié aux commandements du Seigneur, c'est-à-dire à « la loi
de la vie » (Si 17, 11). Le bien à accomplir ne se surajoute pas à la
vie comme un poids qui l'accable, car la raison même de la vie est précisément
le bien, et la vie ne s'édifie que par l'accomplissement du bien.
C'est donc l'ensemble
de la Loi qui sauvegarde pleinement la vie de l'homme. Cela explique qu'il
est difficile de rester fidèle au « tu ne tueras pas » quand on n'observe pas
les autres « paroles de vie » (Ac 7, 38) auxquelles ce commandement est
connexe. En dehors de cette perspective, le commandement finit par devenir une
simple obligation extrinsèque, dont on voudra voir bien vite les limites et à
laquelle on cherchera des atténuations ou des exceptions. Ce n'est que si l'on
s'ouvre à la plénitude de la vérité sur Dieu, sur l'homme et sur l'histoire que
l'expression « tu ne tueras pas » brille à nouveau comme un bien pour l'homme
dans toutes ses dimensions et ses relations. Dans cette perspective, nous
pouvons saisir la plénitude de vérité contenue dans le passage du Livre du Deutéronome
repris par Jésus quand il répond à la première tentation: « L'homme ne vit pas
seulement de pain, mais... de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (8,
3; cf. Mt 4, 4).
C'est en
écoutant la parole du Seigneur que l'homme peut vivre en toute dignité et
justice; c'est en observant la Loi de Dieu que l'homme peut porter des fruits
de vie et de bonheur: « Quiconque la garde vivra, quiconque l'abandonne mourra
» (Ba 4, 1).
49.
L'histoire d'Israël montre qu'il est difficile de rester fidèle à la loi de
la vie, que Dieu a inscrite au cœur de l'homme et qu'il a donnée sur le
Sinaï au peuple de l'Alliance. Face à la recherche de projets de vie autres que
le plan de Dieu, les Prophètes, en particulier, rappellent avec force que seul
le Seigneur est la source authentique de la vie. Jérémie écrit: « Mon peuple a
commis deux crimes: ils m'ont abandonné, moi la source d'eau vive, pour se
creuser des citernes, citernes lézardées qui ne tiennent pas l'eau » (2, 13).
Les Prophètes pointent un doigt accusateur sur ceux qui méprisent la vie et
violent les droits de la personne: « Ils écrasent la tête des faibles sur la
poussière de la terre » (Am 2, 7); « Ils ont rempli ce lieu du sang des
innocents » (Jr 19, 4). Et, parmi eux, le prophète Ezéchiel stigmatise
plus d'une fois la ville de Jérusalem, l'appelant « ville sanguinaire » (22, 2;
24, 6. 9), « ville qui répands le sang au milieu de toi » (22, 3).
Mais, tout en
dénonçant les atteintes à la vie, les Prophètes ont surtout l'intention de
susciter l'attente d'un nouveau principe de vie apte à fonder des
rapports renouvelés de l'homme avec Dieu et avec ses frères, ouvrant des
possibilités inouïes et extraordinaires pour comprendre et mettre en œuvre
toutes les exigences que comporte l'Evangile de la vie. Cela ne sera
possible que grâce au don de Dieu, qui purifie et renouvelle: « Je répandrai
sur vous une eau pure et vous serez purifiés; de toutes vos souillures et de
toutes vos ordures je vous purifierai. Et je vous donnerai un cœur nouveau, je
mettrai en vous un esprit nouveau » (Ez 36, 25-26; cf. Jr 31,
31-34). Grâce à ce « cœur nouveau », on peut comprendre et réaliser le sens le
plus vrai et le plus profond de la vie: être un don qui s'accomplit dans le
don de soi. Tel est, sur la valeur de la vie, le lumineux message qui nous
vient de la figure du Serviteur du Seigneur: « S'il offre sa vie en sacrifice
expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours... A la suite de
l'épreuve endurée par son âme, il verra la lumière » (Is 53, 10. 11).
La Loi
s'accomplit dans l'histoire de Jésus de Nazareth, et le cœur nouveau est donné
par son Esprit. En effet, Jésus ne renie pas la Loi mais il l'accomplit (cf. Mt
5, 17): la Loi et les Prophètes se résument dans la règle d'or de l'amour
mutuel (cf. Mt 7, 12). En Jésus, la Loi devient définitivement « évangile »,
bonne nouvelle de la seigneurie de Dieu sur le monde, qui rapporte toute
l'existence à ses racines et à ses perspectives originelles. C'est la Loi
nouvelle, « la loi de l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus » (Rm
8, 2), dont l'expression fondamentale, à l'imitation du Seigneur qui donne
sa vie pour ses amis (cf. Jn 15, 13), est le don de soi dans l'amour
pour les frères: « Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à
la vie, parce que nous aimons nos frères » (1 Jn 3, 14). C'est une loi
de liberté, de joie et de béatitude.
« Ils regarderont celui qu'ils ont transpercé
» (Jn 19, 37): sur l'arbre de la Croix s'accomplit l'Evangile de la
vie
50.
Au terme de ce chapitre, dans lequel nous avons médité le message chrétien sur
la vie, je voudrais m'attarder avec chacun de vous à contempler Celui qu'ils
ont transpercé et qui attire à lui tous les hommes (cf. Jn 19, 37;
12, 32). En regardant « le spectacle » de la Croix (cf. Lc 23, 48), nous
pourrons découvrir dans cet arbre glorieux l'accomplissement et la pleine
révélation de tout l'Evangile de la vie.
Aux premières
heures du vendredi saint après-midi, « le soleil s'éclipsant, l'obscurité se
fit sur la terre entière... Le voile du Sanctuaire se déchira par le milieu » (Lc
23, 44. 45). C'est le symbole d'un grand bouleversement cosmique et d'une
lutte effroyable entre les forces du bien et les forces du mal, entre la vie et
la mort. Nous aussi, aujourd'hui, nous nous trouvons au milieu d'une lutte
dramatique entre la « culture de mort » et la « culture de vie ». Mais la
splendeur de la Croix n'est pas voilée par cette obscurité; la Croix se détache
même encore plus nettement et plus clairement, et elle apparaît comme le
centre, le sens et la fin de toute l'histoire et de toute vie humaine.
Jésus est cloué
à la Croix et il est élevé de terre. Il vit le moment de son « impuissance » la
plus grande et sa vie semble totalement exposée aux moqueries de ses adversaires
et livrée aux mains de ses bourreaux: il est raillé, tourné en dérision,
outragé (cf. Mc 15, 24-36). Et pourtant, devant tout cela et « voyant
qu'il avait ainsi expiré », le centurion romain s'écrie: « Vraiment cet homme
était fils de Dieu » (Mc 15, 39). Ainsi se révèle, au temps de son
extrême faiblesse, l'identité du Fils de Dieu: sa gloire se manifeste sur la
Croix!
Par sa mort,
Jésus éclaire le sens de la vie et de la mort de tout être humain. Avant de
mourir, Jésus prie son Père, implorant le pardon pour ses persécuteurs (cf. Lc
23, 34), et, au malfaiteur qui lui demande de se souvenir de lui dans son
royaume, il répond: « En vérité, je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi
dans le Paradis » (Lc 23, 43). Après sa mort, « les tombeaux s'ouvrirent
et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent » (Mt 27, 52).
Le salut opéré par Jésus est un don de vie et de résurrection. Au cours de son
existence, Jésus avait aussi apporté le salut en guérissant, et en faisant du
bien à tous (cf. Ac 10, 38). Mais les miracles, les guérisons et les
résurrections elles-mêmes étaient des signes d'un autre salut, qui consiste à
pardonner les péchés, c'est-à-dire à libérer l'homme de sa maladie la plus
profonde et à l'élever à la vie même de Dieu.
Sur la Croix se
renouvelle et se réalise, avec une perfection pleine et définitive, le prodige
du serpent élevé par Moïse dans le désert (cf. Jn 3, 14-15; Nb 21,
8-9). Aujourd'hui encore, en tournant son regard vers Celui qui a été transpercé,
tout homme menacé dans son existence trouve la ferme espérance d'obtenir sa
libération et sa rédemption.
51.
Mais il y a encore un autre événement précis qui attire mon regard et suscite
mon ardente méditation: « Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit: "Tout
est achevé" et, inclinant la tête, il remit l'esprit » (Jn 19, 30).
Et le soldat romain, « de sa lance, lui perça le côté, et il en sortit aussitôt
du sang et de l'eau » (Jn 19, 34).
Tout est
désormais arrivé à son plein accomplissement. L'expression « remit l'esprit »
décrit la mort de Jésus, semblable à celle de tout autre être humain, mais elle
semble faire également allusion au « don de l'Esprit » par lequel il nous
rachète de la mort et nous ouvre à une vie nouvelle.
C'est à la vie
même de Dieu qu'il est donné à l'homme de participer. C'est la vie qui, par les
sacrements de l'Eglise — dont le sang et l'eau sortis du côté du Christ sont le
symbole —, est continuellement communiquée aux fils de Dieu, qui deviennent ainsi
le peuple de la Nouvelle Alliance. De la Croix, source de vie, naît et se
répand le « peuple de la vie ».
La
contemplation de la Croix nous conduit ainsi jusqu'aux racines les plus
profondes de ce qui est advenu. Jésus, qui avait dit en entrant dans le monde:
« Voici, je viens pour faire, ô Dieu, ta volonté » (cf. He 10, 9),
voulut obéir en toute chose à son Père et, « ayant aimé les siens qui étaient
dans le monde, les aima jusqu'à la fin » (Jn 13, 1), en se donnant
totalement lui-même pour eux.
Lui qui n'était
pas « venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour
une multitude » (Mc 10, 45), il atteint sur la Croix le sommet de
l'amour: « Nul n'a plus grand amour que celui-ci: donner sa vie pour ses amis »
(Jn 15, 13). Et lui-même est mort pour nous alors que nous étions encore
pécheurs (cf. Rm 5, 8).
De cette façon,
il proclame que la vie atteint son centre, son sens et sa plénitude quand
elle est donnée.
Ici, la
méditation se fait louange et action de grâce, et en même temps elle nous
incite à imiter Jésus et à suivre ses traces (cf. 1 P 2, 21).
Nous sommes,
nous aussi, appelés à donner notre vie pour nos frères, réalisant ainsi dans la
plénitude de la vérité le sens et le destin de notre existence.
Nous pourrons
le faire car toi, Seigneur, tu nous as donné l'exemple et tu nous as communiqué
la force de ton Esprit. Nous pourrons le faire si, chaque jour, avec toi et
comme toi, nous obéissons au Père et nous faisons sa volonté.
Accorde-nous
donc d'écouter avec un cœur docile et généreux toute parole qui sort de la
bouche de Dieu; nous apprendrons ainsi non seulement à ne pas tuer la vie de
l'homme mais à la vénérer, à l'aimer et à la favoriser.
>
CHAPITRE III
TU NE TUERAS PAS
LA LOI
SAINTE DE DIEU
« Si tu veux entrer dans la vie, observe les
commandements » (Mt 19, 17): Evangile et commandement
52.
« Et voici qu'un homme s'approcha et lui dit: "Maître, que dois-je faire
de bon pour obtenir la vie éternelle?" » (Mt 19, 16). Jésus
répondit: « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19,
17). Le Maître parle de la vie éternelle, c'est-à-dire de la participation à la
vie même de Dieu. On parvient à cette vie par l'observance des commandements du
Seigneur, y compris donc du commandement « tu ne tueras pas ». C'est
précisément le premier précepte du Décalogue que Jésus rappelle au jeune homme
qui lui demande quels commandements il doit observer: « Jésus reprit: "Tu
ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, Tu ne voleras pas..." » (Mt
19, 18).
Le
commandement de Dieu n'est jamais séparé de l'amour de Dieu: il est toujours un don
pour la croissance et pour la joie de l'homme. Comme tel, il constitue un
aspect essentiel et un élément de l'Évangile auquel on ne peut renoncer; plus
encore, il se présente comme « évangile », c'est-à-dire comme bonne et joyeuse
nouvelle. L'Evangile de la vie est aussi un grand don de Dieu et en même
temps un devoir qui engage l'homme. Il suscite étonnement et gratitude chez la
personne libre et il demande à être accueilli, gardé et mis en valeur avec un
sens aigu de la responsabilité: en lui donnant la vie, Dieu exige de l'homme
qu'il la respecte, qu'il l'aime et qu'il la promeuve. De cette manière, le
don se fait commandement et le commandement est lui-même un don.
Image vivante
de Dieu, l'homme est voulu par son Créateur comme roi et seigneur. « Dieu a
fait l'homme — écrit saint Grégoire de Nysse — de telle sorte qu'il soit apte
au pouvoir royal sur la terre... L'homme a été créé à l'image de Celui qui
gouverne l'univers. Tout manifeste que, depuis l'origine, sa nature est marquée
par la royauté... L'homme est aussi roi. Ainsi la nature humaine, créée pour
dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi universel, a été faite
comme une image vivante qui participe à l'archétype par la dignité ».
38 Appelé à être fécond et à se multiplier, à soumettre la terre et à
dominer les autres créatures (cf. Gn 1, 28), l'homme est roi et seigneur
non seulement des choses, mais aussi et avant tout de lui-même, 39 et
d'une certaine manière, de la vie qui lui est donnée et qu'il peut transmettre
par l'acte de génération, accompli dans l'amour et dans le respect du dessein
de Dieu. Cependant, sa seigneurie n'est pas absolue, mais c'est un ministère;
elle est le reflet véritable de la seigneurie unique et infinie de Dieu. De
ce fait, l'homme doit la vivre avec sagesse et amour, participant à la
sagesse et à l'amour incommensurables de Dieu. Et cela se réalise par l'obéissance
à sa Loi sainte, une obéissance libre et joyeuse (cf. Ps 119 118), qui
naît et se nourrit de la conscience que les préceptes du Seigneur sont un don
de la grâce, qu'ils sont confiés à l'homme toujours et seulement pour son bien,
afin de garder sa dignité personnelle et d'aller à la recherche de la
béatitude.
De même que
face aux choses, plus encore face à la vie, l'homme n'est pas le maître absolu
et l'arbitre incontestable, mais — et en cela tient sa grandeur incomparable —
il est « ministre du dessein établi par le Créateur ». 40
La vie est
confiée à l'homme comme un trésor à ne pas dilapider, comme un talent à faire
fructifier. L'homme doit en rendre compte à son Seigneur (cf. Mt 25,
14-30; Lc 19, 12-27).
« A chacun, je demanderai compte de la vie de
son frère » (Gn 9, 5): la vie humaine est sacrée et inviolable
53.
« La vie humaine est sacrée parce que, dès son origine, elle comporte
"l'action créatrice de Dieu" et demeure pour toujours dans une
relation spéciale avec le Créateur, son unique fin. Dieu seul est le Maître de
la vie de son commencement à son terme: personne, en aucune circonstance, ne
peut revendiquer pour soi le droit de détruire directement un être humain
innocent ». 41 Par ces mots, l'Instruction Donum vitae expose
le contenu central de la révélation de Dieu sur le caractère sacré et sur
l'inviolabilité de la vie humaine.
En effet, la Sainte
Ecriture présente à l'homme le précepte « tu ne tueras pas » comme un
commandement divin (Ex 20, 13; Dt 5, 17). Ce précepte — comme je
l'ai déjà souligné — se trouve dans le Décalogue, au cœur de l'Alliance que le
Seigneur conclut avec le peuple élu; mais il était déjà contenu dans l'alliance
originelle de Dieu avec l'humanité après le châtiment purificateur du déluge,
provoqué par l'extension du péché et de la violence (cf. Gn 9, 5-6).
Dieu se
proclame Seigneur absolu de la vie de l'homme, formé à son image et à sa
ressemblance (cf. Gn 1, 26-28). Par conséquent, la vie humaine présente
un caractère sacré et inviolable, dans lequel se reflète l'inviolabilité même
du Créateur. C'est pourquoi, Dieu se fera le juge exigeant de toute violation
du commandement « tu ne tueras pas », placé à la base de toute la convivialité
de la société. Il est le « goël », c'est-à-dire le défenseur de l'innocent (cf.
Gn 4, 9-15; Is 41, 14; Jr 50, 34; Ps 19 18, 15). De
cette manière, Dieu montre aussi qu'« il ne prend pas plaisir à la perte des
vivants » (Sg 1, 13). Seul Satan peut s'en réjouir: par son envie, la
mort est entrée dans le monde (cf. Sg 2, 24). Lui, qui est « homicide
dès le commencement », est aussi « menteur et père du mensonge » (Jn 8,
44): trompant l'homme, il le conduit jusqu'au péché et à la mort, présentés
comme des fins et des fruits de vie.
54.
Le précepte « tu ne tueras pas » a explicitement un fort contenu négatif: il
indique l'extrême limite qui ne peut jamais être franchie. Mais, implicitement,
il pousse à garder une attitude positive de respect absolu de la vie qui amène
à la promouvoir et à progresser sur la voie de l'amour qui se donne, qui
accueille et qui sert. Déjà, le peuple de l'Alliance, bien qu'avec des lenteurs
et des contradictions, a mûri progressivement dans ce sens, se préparant ainsi
à la grande déclaration de Jésus: l'amour du prochain est un commandement
semblable à celui de l'amour de Dieu; « A ces deux commandements se rattache
toute la Loi, ainsi que les Prophètes » (cf. Mt 22, 36-40). « Le
précepte... tu ne tueras pas... et tous les autres — souligne saint Paul — se
résument en cette formule: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" (Rm
13, 9; cf. Ga 5, 14). Repris et porté à son achèvement dans la Loi
nouvelle, le précepte « tu ne tueras pas » demeure une condition à laquelle on
ne peut renoncer pour pouvoir « entrer dans la vie » (cf. Mt 19, 16-19).
Dans cette même perspective, ont aussi un ton péremptoire les paroles de
l'Apôtre Jean: « Quiconque hait son frère est un homicide; or vous savez
qu'aucun homicide n'a la vie éternelle demeurant en lui » (1 Jn 3, 15).
Depuis ses
origines, la Tradition vivante de l'Eglise — comme en témoigne la Didachè,
le plus ancien écrit chrétien non biblique — a rappelé de manière
catégorique le commandement « tu ne tueras pas »: « Il y a deux voies: l'une de
la vie et l'autre de la mort; mais la différence est grande entre les deux
voies... Second commandement de la doctrine: Tu ne tueras pas..., tu ne tueras
pas l'enfant par avortement et tu ne le feras pas mourir après sa naissance...
Voici maintenant la voie de la mort: impitoyable pour le pauvre, indifférent à
l'égard de l'affligé, et ignorant leur Créateur, ils font avorter l'œuvre de
Dieu, repoussant l'indigent et accablant l'opprimé; défenseurs des riches et
juges iniques des pauvres, ce sont des pécheurs invétérés. Puissiez-vous mes
enfants être à l'écart de tout cela! ». 42
Avançant dans
le temps, la Tradition de l'Eglise a toujours enseigné unanimement la valeur
absolue et permanente du commandement « tu ne tueras pas ». On sait que, dans
les premiers siècles, l'homicide faisait partie des trois péchés les plus
graves — avec l'apostasie et l'adultère — et qu'il exigeait une pénitence
publique particulièrement pénible et longue, avant que le pardon et la
réadmission dans la communion ecclésiale soient accordés à l'auteur repenti
d'un homicide.
55.
Cela ne doit pas surprendre: tuer l'être humain, dans lequel l'image de Dieu
est présente, est un péché d'une particulière gravité. Seul Dieu est maître
de la vie. Toutefois, depuis toujours, face aux cas nombreux et souvent
dramatiques qui se présentent chez les individus et dans la société, la
réflexion des croyants a tenté de parvenir à une compréhension plus complète et
plus profonde de ce que le commandement de Dieu interdit et prescrit.
43 Il y a des situations dans lesquelles les valeurs proposées par la
Loi de Dieu apparaissent sous une forme paradoxale. C'est le cas, par exemple,
de la légitime défense, pour laquelle le droit de protéger sa vie et le
devoir de ne pas léser celle de l'autre apparaissent concrètement difficiles à
concilier. Indubitablement, la valeur intrinsèque de la vie et le devoir de
s'aimer soi-même autant que les autres fondent un véritable droit à se
défendre soi-même. Ce précepte exigeant de l'amour pour les autres, énoncé
dans l'Ancien Testament et confirmé par Jésus, suppose l'amour de soi présenté
parallèlement: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mc 12,
31). Personne ne pourrait donc renoncer au droit de se défendre par manque
d'amour de la vie ou de soi-même, mais seulement en vertu d'un amour héroïque
qui approfondit et transfigure l'amour de soi, selon l'esprit des béatitudes
évangéliques (cf. Mt 5, 38-48), dans l'oblation radicale dont le
Seigneur Jésus est l'exemple sublime.
D'autre part, «
la légitime défense peut être non seulement un droit, mais un grave devoir,
pour celui qui est responsable de la vie d'autrui, du bien commun de la famille
ou de la cité ». 44 Il arrive malheureusement que la nécessité de
mettre l'agresseur en condition de ne pas nuire comporte parfois sa
suppression. Dans une telle hypothèse, l'issue mortelle doit être attribuée à
l'agresseur lui-même qui s'y est exposé par son action, même dans le cas où il
ne serait pas moralement responsable par défaut d'usage de sa raison.
45
56.
Dans cette perspective, se situe aussi la question de la peine de mort, à
propos de laquelle on enregistre, dans l'Eglise comme dans la société civile,
une tendance croissante à en réclamer une application très limitée voire même
une totale abolition. Il faut replacer ce problème dans le cadre d'une justice
pénale qui soit toujours plus conforme à la dignité de l'homme et donc, en
dernière analyse, au dessein de Dieu sur l'homme et sur la société. En réalité,
la peine que la société inflige « a pour premier effet de compenser le désordre
introduit par la faute ». 46 Les pouvoirs publics doivent sérvir face
à la violation des droits personnels et sociaux, à travers l'imposition au
coupable d'une expiation adéquate de la faute, condition pour être réadmis à
jouir de sa liberté. En ce sens, l'autorité atteint aussi comme objectif de
défendre l'ordre public et la sécurité des personnes, non sans apporter au
coupable un stimulant et une aide pour se corriger et pour s'amender.
47
Précisément
pour atteindre toutes ces finalités, il est clair que la mesure et la
qualité de la peine doivent être attentivement évaluées et déterminées;
elles ne doivent pas conduire à la mesure extrême de la suppression du
coupable, si ce n'est en cas de nécessité absolue, lorsque la défense de la
société ne peut être possible autrement. Aujourd'hui, cependant, à la suite
d'une organisation toujours plus efficiente de l'institution pénale, ces cas
sont désormais assez rares, si non même pratiquement inexistants.
Dans tous les
cas, le principe indiqué dans le nouveau Catéchisme de l'Eglise catholique demeure
valide, principe selon lequel « si les moyens non sanglants suffisent à
défendre les vies humaines contre l'agresseur et à protéger l'ordre public et
la sécurité des personnes, l'autorité s'en tiendra à ces moyens, parce que
ceux-ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont
plus conformes à la dignité de la personne humaine ». 48
57.
Si l'on doit accorder une attention aussi grande au respect de toute vie, même
de celle du coupable et de l'injuste agresseur, le commandement « tu ne tueras
pas » a une valeur absolue quand il se réfère à la personne innocente. Et
ceci d'autant plus qu'il s'agit d'un être humain faible et sans défense, qui ne
trouve que dans le caractère absolu du commandement de Dieu une défense
radicale face à l'arbitraire et à l'abus de pouvoir d'autrui.
En effet,
l'inviolabilité absolue de la vie humaine innocente est une vérité morale
explicitement enseignée dans la Sainte Ecriture, constamment maintenue dans la
Tradition de l'Eglise et unanimement proposée par le Magistère. Cette unanimité
est un fruit évident du « sens surnaturel de la foi » qui, suscité et soutenu
par l'Esprit Saint, garantit le peuple de Dieu de l'erreur, lorsqu'elle «
apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel »
49
Devant
l'atténuation progressive dans les consciences et dans la société de la
perception de l'illicéité morale absolue et grave de la suppression directe de
toute vie humaine innocente, spécialement à son commencement ou à son terme, le
Magistère de l'Eglise a intensifié ses interventions pour défendre le
caractère sacré et inviolable de la vie humaine. Au Magistère pontifical,
particulièrement insistant, s'est toujours uni le magistère épiscopal, avec des
documents doctrinaux et pastoraux nombreux et importants, soit des Conférences
épiscopales, soit d'évêques individuellement, sans oublier l'intervention du
Concile Vatican II, forte et incisive dans sa brièveté. 50
Par conséquent,
avec l'autorité conférée par le Christ à Pierre et à ses Successeurs, en
communion avec tous les évêques de l'Eglise catholique, je confirme que tuer
directement et volontairement un être humain innocent est toujours gravement
immoral. Cette doctrine, fondée sur la loi non écrite que tout homme
découvre dans son cœur à la lumière de la raison (cf. Rm 2, 14-15), est
réaffirmée par la Sainte Ecriture, transmise par la Tradition de l'Église et
enseignée par le Magistère ordinaire et universel. 51
La décision
délibérée de priver un être humain innocent de sa vie est toujours mauvaise du
point de vue moral et ne peut jamais être licite, ni comme fin, ni comme moyen
en vue d'une fin bonne. En effet, c'est une grave désobéissance à la loi
morale, plus encore à Dieu lui-même, qui en est l'auteur et le garant; cela
contredit les vertus fondamentales de la justice et de la charité. « Rien ni
personne ne peut autoriser que l'on donne la mort à un être humain innocent,
fœtus ou embryon, enfant ou adulte, vieillard, malade incurable ou agonisant.
Personne ne peut demander ce geste homicide pour soi ou pour un autre confié à
sa responsabilité, ni même y consentir, explicitement ou non. Aucune autorité
ne peut légitimement l'imposer, ni même l'autoriser ». 52
En ce qui
concerne le droit à la vie, tout être humain innocent est absolument égal à
tous les autres. Cette égalité est la base de tous les rapports sociaux
authentiques qui, pour être vraiment tels, ne peuvent pas ne pas être fondés
sur la vérité et sur la justice, reconnaissant et défendant chaque homme et
chaque femme comme une personne et non comme une chose dont on peut disposer.
Par rapport à la norme morale qui interdit la suppression directe d'un être
humain innocent, « il n'y a de privilège ni d'exception pour personne.
Que l'on soit le maître du monde ou le dernier des "misérables" sur la
face de la terre, cela ne fait aucune différence: devant les exigences morales,
nous sommes tous absolument égaux ». 53
« J'étais encore inachevé, tes yeux me voyaient
» (Ps 139 138, 16): le crime abominable de l'avortement
58.
Parmi tous les crimes que l'homme peut accomplir contre la vie, l'avortement
provoqué présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement grave et
condamnable. Le deuxième Concile du Vatican le définit comme « un crime abominable
», en même temps que l'infanticide. 54
Mais
aujourd'hui, dans la conscience de nombreuses personnes, la perception de sa
gravité s'est progressivement obscurcie. L'acceptation de l'avortement dans les
mentalités, dans les mœurs et dans la loi elle-même est un signe éloquent d'une
crise très dangereuse du sens moral, qui devient toujours plus incapable de
distinguer entre le bien et le mal, même lorsque le droit fondamental à la vie
est en jeu. Devant une situation aussi grave, le courage de regarder la vérité
en face et d'appeler les choses par leur nom est plus que jamais
nécessaire, sans céder à des compromis par facilité ou à la tentation de
s'abuser soi-même. A ce propos, le reproche du Prophète retentit de manière
catégorique: « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui
font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres » (Is 5, 20).
Précisément dans le cas de l'avortement, on observe le développement d'une
terminologie ambiguë, comme celle d'« interruption de grossesse », qui tend à
en cacher la véritable nature et à en atténuer la gravité dans l'opinion
publique. Ce phénomène linguistique est sans doute lui-même le symptôme d'un
malaise éprouvé par les consciences. Mais aucune parole ne réussit à changer la
réalité des choses: l'avortement provoqué est le meurtre délibéré et direct,
quelle que soit la façon dont il est effectué, d'un être humain dans la phase
initiale de son existence, située entre la conception et la naissance.
La gravité
morale de l'avortement provoqué apparaît dans toute sa vérité si l'on reconnaît
qu'il s'agit d'un homicide et, en particulier, si l'on considère les
circonstances spécifiques qui le qualifient. Celui qui est supprimé est un être
humain qui commence à vivre, c'est-à-dire l'être qui est, dans l'absolu, le
plus innocent qu'on puisse imaginer: jamais il ne pourrait être
considéré comme un agresseur, encore moins un agresseur injuste! Il est faible,
sans défense, au point d'être privé même du plus infime moyen de défense,
celui de la force implorante des gémissements et des pleurs du nouveau-né. Il
est entièrement confié à la protection et aux soins de celle qui le
porte dans son sein. Et pourtant, parfois, c'est précisément elle, la mère, qui
en décide et en demande la suppression et qui va jusqu'à la provoquer.
Il est vrai que
de nombreuses fois le choix de l'avortement revêt pour la mère un caractère
dramatique et douloureux, lorsque la décision de se défaire du fruit de la
conception n'est pas prise pour des raisons purement égoïstes et de facilité,
mais parce que l'on voudrait sauvegarder des biens importants, comme la santé
ou un niveau de vie décent pour les autres membres de la famille. Parfois, on
craint pour l'enfant à naître des conditions de vie qui font penser qu'il serait
mieux pour lui de ne pas naître. Cependant, ces raisons et d'autres semblables,
pour graves et dramatiques qu'elles soient, ne peuvent jamais justifier la
suppression délibérée d'un être humain innocent.
59.
Pour décider de la mort de l'enfant non encore né, aux côtés de la mère, se
trouvent souvent d'autres personnes. Avant tout, le père de l'enfant peut être
coupable, non seulement lorsqu'il pousse expressément la femme à l'avortement,
mais aussi lorsqu'il favorise indirectement sa décision, parce qu'il la laisse
seule face aux problèmes posés par la grossesse: 55 de cette manière,
la famille est mortellement blessée et profanée dans sa nature de communauté
d'amour et dans sa vocation à être « sanctuaire de la vie ». On ne peut pas non
plus passer sous silence les sollicitations qui proviennent parfois du cercle
familial plus large et des amis. Fréquemment, la femme est soumise à des
pressions tellement fortes qu'elle se sent psychologiquement contrainte à
consentir à l'avortement: sans aucun doute, dans ce cas, la responsabilité
morale pèse particulièrement sur ceux qui l'ont forcée à avorter, directement
ou indirectement. De même les médecins et le personnel de santé sont
responsables, quand ils mettent au service de la mort les compétences acquises
pour promouvoir la vie.
Mais la
responsabilité incombe aussi aux législateurs, qui ont promu et approuvé des
lois en faveur de l'avortement et, dans la mesure où cela dépend d'eux, aux
administrateurs des structures de soins utilisées pour effectuer les
avortements. Une responsabilité globale tout aussi grave pèse sur ceux qui ont
favorisé la diffusion d'une mentalité de permissivité sexuelle et de mépris de
la maternité, comme sur ceux qui auraient dû engager — et qui ne l'ont pas fait
— des politiques familiales et sociales efficaces pour soutenir les familles,
spécialement les familles nombreuses ou celles qui ont des difficultés
économiques et éducatives particulières. On ne peut enfin sous-estimer le
réseau de complicités qui se développe, jusqu'à associer des institutions
internationales, des fondations et des associations qui luttent
systématiquement pour la légalisation et pour la diffusion de l'avortement dans
le monde. Dans ce sens, l'avortement dépasse la responsabilité des individus et
le dommage qui leur est causé, et il prend une dimension fortement sociale:
c'est une blessure très grave portée à la société et à sa culture de la
part de ceux qui devraient en être les constructeurs et les défenseurs. Comme
je l'ai écrit dans ma Lettre aux familles, « nous nous trouvons en face
d'une énorme menace contre la vie, non seulement d'individus, mais de la
civilisation tout entière ». 56 Nous nous trouvons en face de ce qui
peut être défini comme une « structure de péché » contre la vie humaine non
encore née.
60.
Certains tentent de justifier l'avortement en soutenant que le fruit de la
conception, au moins jusqu'à un certain nombre de jours, ne peut pas être
encore considéré comme une vie humaine personnelle. En réalité, « dès que
l'ovule est fécondé, se trouve inaugurée une vie qui n'est celle ni du père ni
de la mère, mais d'un nouvel être humain qui se développe pour lui-même. Il ne
sera jamais rendu humain s'il ne l'est pas dès lors. A cette évidence de toujours,
...la science génétique moderne apporte de précieuses confirmations. Elle a
montré que dès le premier instant se trouve fixé le programme de ce que sera ce
vivant: une personne, cette personne individuelle avec ses notes
caractéristiques déjà bien déterminées. Dès la fécondation, est commencée
l'aventure d'une vie humaine dont chacune des grandes capacités demande du
temps pour se mettre en place et se trouver prête à agir ». 57 Même si
la présence d'une âme spirituelle ne peut être constatée par aucun moyen
expérimental, les conclusions de la science sur l'embryon humain fournissent «
une indication précieuse pour discerner rationnellement une présence
personnelle dès cette première apparition d'une vie humaine: comment un
individu humain ne serait-il pas une personne humaine? ». 58
D'ailleurs,
l'enjeu est si important que, du point de vue de l'obligation morale, la seule
probabilité de se trouver en face d'une personne suffirait à justifier la plus
nette interdiction de toute intervention conduisant à supprimer l'embryon
humain. Précisément pour ce motif, au-delà des débats scientifiques et même des
affirmations philosophiques à propos desquelles le Magistère ne s'est pas
expressément engagé, l'Eglise a toujours enseigné, et enseigne encore, qu'au
fruit de la génération humaine, depuis le premier moment de son existence, doit
être garanti le respect inconditionnel qui est moralement dû à l'être humain
dans sa totalité et dans son unité corporelle et spirituelle: « L'être
humain doit être respecté et traité comme une personne dès sa conception, et
donc dès ce moment on doit lui reconnaître les droits de la personne, parmi
lesquels en premier lieu le droit inviolable de tout être humain innocent à la
vie ». 59
61.
Les textes de la Sainte Ecriture, qui ne parlent jamais d'avortement
volontaire et donc ne comportent pas de condamnations directes et spécifiques à
ce sujet, manifestent une telle considération pour l'être humain dans le sein
maternel, que cela exige comme conséquence logique qu'à lui aussi s'étend le
commandement de Dieu: « Tu ne tueras pas ».
La vie humaine
est sacrée et inviolable dans tous les moments de son existence, même dans le
moment initial qui précède la naissance. Depuis le sein maternel, l'homme
appartient à Dieu qui scrute et connaît tout, qui l'a formé et façonné de ses
mains, qui le voit alors qu'il n'est encore que petit embryon informe et qui
entrevoit en lui l'adulte qu'il sera demain, dont les jours sont comptés et dont
la vocation est déjà consignée dans le « livre de vie » (cf. Ps 139 138,
1. 13-16). Là aussi, lorsqu'il est encore dans le sein maternel — comme de
nombreux textes bibliques 60 en témoignent —, l'homme est l'objet le
plus personnel de la providence amoureuse et paternelle de Dieu.
Des origines à
nos jours — comme le montre bien la Déclaration publiée sur ce sujet par la
Congrégation pour la Doctrine de la Foi 61 —, la Tradition
chrétienne est claire et unanime pour qualifier l'avortement de désordre
moral particulièrement grave. Depuis le moment où elle s'est affrontée au monde
gréco-romain, dans lequel l'avortement et l'infanticide étaient des pratiques
courantes, la première communauté chrétienne s'est opposée radicalement, par sa
doctrine et dans sa conduite, aux mœurs répandues dans cette société, comme le
montre bien la Didachè, déjà citée. 62 Parmi les écrivains
ecclésiastiques du monde grec, Athénagore rappelle que les chrétiens
considèrent comme homicides les femmes qui ont recours à des moyens abortifs,
car même si les enfants sont encore dans le sein de leur mère, « Dieu a soin
d'eux ». 63 Parmi les latins, Tertullien affirme: « C'est un homicide
anticipé que d'empêcher de naître et peu importe qu'on arrache l'âme déjà née
ou qu'on la détruise au moment où elle naît. C'est un homme déjà ce qui doit
devenir un homme ». 64
A travers son
histoire déjà bimillénaire, cette même doctrine a été constamment enseignée par
les Pères de l'Eglise, par les Pasteurs et les Docteurs. Même les discussions
de caractère scientifique et philosophique à propos du moment précis de
l'infusion de l'âme spirituelle n'ont jamais comporté la moindre hésitation
quant à la condamnation morale de l'avortement.
62.
Plus récemment, le Magistère pontifical a repris cette doctrine commune
avec une grande vigueur. En particulier, Pie XI, dans l'encyclique Casti
connubii, a repoussé les prétendues justifications de l'avortement;
65 Pie XII a exclu tout avortement direct, c'est-à-dire tout acte qui
tend directement à détruire la vie humaine non encore née, « que cette
destruction soit entendue comme une fin ou seulement comme un moyen en vue de
la fin »; 66 Jean XXIII a réaffirmé que la vie humaine est sacrée,
puisque « dès son origine, elle requiert l'action créatrice de Dieu ».
67 Comme cela a déjà été rappelé, le deuxième Concile du Vatican a
condamné l'avortement avec une grande sévérité: « La vie doit donc être
sauvegardée avec un soin extrême dès la conception: l'avortement et
l'infanticide sont des crimes abominables ». 68
Depuis les
premiers siècles, la discipline canonique de l'Eglise a frappé de
sanctions pénales ceux qui se souillaient par la faute de l'avortement, et
cette pratique, avec des peines plus ou moins graves, a été confirmée aux
différentes époques de l'histoire. Le Code de Droit canonique de 1917
prescrivait pour l'avortement la peine de l'excommunication. 69 La
législation canonique rénovée se situe dans cette ligne quand elle déclare que
celui « qui procure un avortement, si l'effet s'ensuit, encourt
l'excommunication latæ sententiæ », 70 c'est-à-dire
automatique. L'excommunication frappe tous ceux qui commettent ce crime en
connaissant la peine encourue, y compris donc aussi les complices sans lesquels
sa réalisation n'aurait pas été possible: 71 par la confirmation de
cette sanction, l'Eglise désigne ce crime comme un des plus graves et des plus
dangereux, poussant ainsi ceux qui le commettent à retrouver rapidement le
chemin de la conversion. En effet, dans l'Église, la peine de l'excommunication
a pour but de rendre pleinement conscient de la gravité d'un péché particulier
et de favoriser donc une conversion et une pénitence adéquates.
Devant une
pareille unanimité de la tradition doctrinale et disciplinaire de l'Eglise,
Paul VI a pu déclarer que cet enseignement n'a jamais changé et est immuable.
72 C'est pourquoi, avec l'autorité conférée par le Christ à Pierre et
à ses successeurs, en communion avec les Evêques — qui ont condamné
l'avortement à différentes reprises et qui, en réponse à la consultation
précédemment mentionnée, même dispersés dans le monde, ont exprimé unanimement
leur accord avec cette doctrine —, je déclare que l'avortement direct,
c'est-à-dire voulu comme fin ou comme moyen, constitue toujours un désordre
moral grave, en tant que meurtre délibéré d'un être humain innocent. Cette
doctrine est fondée sur la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite; ella
est transmise par la Tradition de l'Eglise et enseignée par le Magistère
ordinaire et universel. 73
Aucune
circonstance, aucune finalité, aucune loi au monde ne pourra jamais rendre
licite un acte qui est intrinsèquement illicite, parce que contraire à la Loi
de Dieu, écrite dans le cœur de tout homme, discernable par la raison elle-même
et proclamée par l'Eglise.
63.
L'évaluation morale de l'avortement est aussi à appliquer aux formes récentes
d'interven- tion sur les embryons humains qui, bien que poursuivant des
buts en soi légitimes, en comportent inévitablement le meurtre. C'est le cas de
l'expérimentation sur les embryons, qui se répand de plus en plus dans le
domaine de la recherche biomédicale, et qui est légalement admise dans certains
Etats. Si « on doit considérer comme licites les interventions sur l'embryon
humain, à condition qu'elles respectent la vie et l'intégrité de l'embryon et
qu'elles ne comportent pas pour lui de risques disproportionnés, mais qu'elles
visent à sa guérison, à l'amélioration des conditions de santé, ou à sa survie
individuelle », 74 on doit au contraire affirmer que l'utilisation des
embryons ou des fœtus humains comme objets d'expérimentation constitue un crime
contre leur dignité d'êtres humains, qui ont droit à un respect égal à celui dû
à l'enfant déjà né et à toute personne. 75
La même
condamnation morale concerne aussi le procédé qui exploite les embryons et les
fœtus humains encore vivants — parfois « produits » précisément à cette fin par
fécondation in vitro —, soit comme « matériel biologique » à utiliser, soit
comme donneurs d'organes ou de tissus à transplanter pour le traitement
de certaines maladies. En réalité, tuer des créatures humaines innocentes, même
si c'est à l'avantage d'autres, constitue un acte absolument inacceptable.
On doit
accorder une attention particulière à l'évaluation morale des techniques de
diagnostic prénatal, qui permettent de mettre en évidence de manière
précoce d'éventuelles anomalies de l'enfant à naître. En effet, à cause de la
complexité de ces techniques, cette évaluation doit être faite avec beaucoup de
soin et une grande rigueur. Ces techniques sont moralement licites lorsqu'elles
ne comportent pas de risques disproportionnés pour l'enfant et pour la mère, et
qu'elles sont ordonnées à rendre possible une thérapie précoce ou encore à
favoriser une acceptation sereine et consciente de l'enfant à naître.
Cependant, du fait que les possibilités de soins avant la naissance sont
aujourd'hui encore réduites, il arrive fréquemment que ces techniques soient
mises au service d'une mentalité eugénique, qui accepte l'avortement sélectif
pour empêcher la naissance d'enfants affectés de différents types d'anomalies.
Une pareille mentalité est ignominieuse et toujours répréhensible, parce
qu'elle prétend mesurer la valeur d'une vie humaine seulement selon des
paramètres de « normalité » et de bien-être physique, ouvrant ainsi la voie à
la légitimation de l'infanticide et de l'euthanasie.
En réalité,
cependant, le courage et la sérénité avec lesquels un grand nombre de nos
frères, affectés de graves infirmités, mènent leur existence quand ils sont
acceptés et aimés par nous, constituent un témoignage particulièrement puissant
des valeurs authentiques qui caractérisent la vie et qui la rendent précieuse
pour soi et pour les autres, même dans des conditions difficiles. L'Eglise est
proche des époux qui, avec une grande angoisse et une grande souffrance,
acceptent d'accueillir les enfants gravement handicapés; elle est aussi
reconnaissante à toutes les familles qui, par l'adoption, accueillent les
enfants qui ont été abandonnés par leurs parents, en raison d'infirmités ou de
maladies.
« C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre
» (Dt 32, 39): le drame de l'euthanasie
64.
Au terme de l'existence, l'homme se trouve placé en face du mystère de la mort.
En raison des progrès de la médecine et dans un contexte culturel souvent fermé
à la transcendance, l'expérience de la mort présente actuellement certains
aspects nouveaux. En effet, lorsque prévaut la tendance à n'apprécier la vie
que dans la mesure où elle apporte du plaisir et du bien-être, la souffrance
apparaît comme un échec insupportable dont il faut se libérer à tout prix. La
mort, tenue pour « absurde » si elle interrompt soudainement une vie encore
ouverte à un avenir riche d'expériences intéressantes à faire, devient au
contraire une « libération revendiquée » quand l'existence est considérée comme
dépourvue de sens dès lors qu'elle est plongée dans la douleur et
inexorablement vouée à des souffrances de plus en plus aiguës.
En outre, en
refusant ou en oubliant son rapport fondamental avec Dieu, l'homme pense être
pour lui-même critère et norme, et il estime aussi avoir le droit de demander à
la société de lui garantir la possibilité et les moyens de décider de sa vie
dans une pleine et totale autonomie. C'est en particulier l'homme des pays
développés qui se comporte ainsi; il se sent porté à cette attitude par les
progrès constants de la médecine et de ses techniques toujours plus avancées.
Par des procédés et des machines extrêmement sophistiqués, la science et la
pratique médicales sont maintenant en mesure non seulement de résoudre des cas
auparavant insolubles et d'alléger ou d'éliminer la douleur, mais encore de
maintenir et de prolonger la vie jusque dans des cas d'extrême faiblesse, de
réanimer artificiellement des personnes dont les fonctions biologiques
élémentaires ont été atteintes par suite de traumatismes soudains et
d'intervenir pour rendre disponibles des organes en vue de leur
transplantation.
Dans ce
contexte, la tentation de l'euthanasie se fait toujours plus forte,
c'est-à-dire la tentation de se rendre maître de la mort en la provoquant
par anticipation et en mettant fin ainsi « en douceur » à sa propre vie ou
à la vie d'autrui. Cette attitude, qui pourrait paraître logique et humaine, se
révèle en réalité absurde et inhumaine, si on la considère dans toute sa
profondeur. Nous sommes là devant l'un des symptômes les plus alarmants de la «
culture de mort », laquelle progresse surtout dans les sociétés du bien-être,
caractérisées par une mentalité utilitariste qui fait apparaître très lourd et
insupportable le nombre croissant des personnes âgées et diminuées. Celles-ci
sont très souvent séparées de leur famille et de la société, qui s'organisent
presque exclusivement en fonction de critères d'efficacité productive, selon
lesquels une incapacité irréversible prive une vie de toute valeur.
65.
Pour porter un jugement moral correct sur l'euthanasie, il faut avant tout la
définir clairement. Par euthanasie au sens strict, on doit entendre une
action ou une omission qui, de soi et dans l'intention, donne la mort afin de
supprimer ainsi toute douleur. « L'euthanasie se situe donc au niveau des
intentions et à celui des procédés employés ». 76
Il faut
distinguer de l'euthanasie la décision de renoncer à ce qu'on appelle l'« acharnement
thérapeutique », c'est-à-dire à certaines interventions médicales qui ne
conviennent plus à la situation réelle du malade, parce qu'elles sont désormais
disproportionnées par rapport aux résultats que l'on pourrait espérer ou encore
parce qu'elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situations,
lorsque la mort s'annonce imminente et inévitable, on peut en conscience «
renoncer à des traitements qui ne procureraient qu'un sursis précaire et
pénible de la vie, sans interrompre pourtant les soins normaux dus au malade en
pareil cas ». 77 Il est certain que l'obligation morale de se soigner
et de se faire soigner existe, mais cette obligation doit être confrontée aux
situations concrètes; c'est-à-dire qu'il faut déterminer si les moyens
thérapeutiques dont on dispose sont objectivement en proportion avec les
perspectives d'amélioration. Le renoncement à des moyens extraordinaires ou
disproportionnés n'est pas équivalent au suicide ou à l'euthanasie; il traduit
plutôt l'acceptation de la condition humaine devant la mort. 78
Dans la
médecine moderne, ce qu'on appelle les « soins palliatifs » prend une
particulière importance; ces soins sont destinés à rendre la souffrance plus
supportable dans la phase finale de la maladie et à rendre possible en même temps
pour le patient un accompagnement humain approprié. Dans ce cadre se situe,
entre autres, le problème de la licéité du recours aux divers types
d'analgésiques et de sédatifs pour soulager la douleur du malade, lorsque leur
usage comporte le risque d'abréger sa vie. De fait, si l'on peut juger digne
d'éloge la personne qui accepte volontairement de souffrir en renonçant à des
interventions anti-douleur pour garder toute sa lucidité et, si elle est
croyante, pour participer de manière consciente à la Passion du Seigneur, un
tel comportement « héroïque » ne peut être considéré comme un devoir pour tous.
Pie XII avait déjà déclaré qu'il est licite de supprimer la douleur au moyen de
narcotiques, même avec pour effet d'amoindrir la conscience et d'abréger la
vie, « s'il n'existe pas d'autres moyens, et si, dans les circonstances
données, cela n'empêche pas l'accomplissement d'autres devoirs religieux et
moraux ». 79 Dans ce cas, en effet, la mort n'est pas voulue ou
recherchée, bien que pour des motifs raisonnables on en courre le risque: on
veut simplement atténuer la douleur de manière efficace en recourant aux
analgésiques dont la médecine permet de disposer. Toutefois, « il ne faut pas,
sans raisons graves, priver le mourant de la conscience de soi »: 80 à
l'approche de la mort, les hommes doivent être en mesure de pouvoir satisfaire
à leurs obligations morales et familiales, et ils doivent surtout pouvoir se
préparer en pleine conscience à leur rencontre définitive avec Dieu.
Ces distinctions
étant faites, en conformité avec le Magistère de mes Prédécesseurs 81
et en communion avec les Evêques de l'Eglise catholique, je confirme que
l'euthanasie est une grave violation de la Loi de Dieu, en tant que meurtre
délibéré moralement inacceptable d'une personne humaine. Cette doctrine est
fondée sur la loi naturelle et sur la Parole de Dieu écrite; elle est transmise
par la Tradition de l'Eglise et enseignée par le Magistère ordinaire et
universel. 82
Une telle
pratique comporte, suivant les circonstances, la malice propre au suicide ou à
l'homicide.
66.
Or, le suicide est toujours moralement inacceptable, au même titre que
l'homicide. La tradition de l'Eglise l'a toujours refusé, le considérant comme
un choix gravement mauvais. 83 Bien que certains conditionnements
psychologiques, culturels et sociaux puissent porter à accomplir un geste qui
contredit aussi radicalement l'inclination innée de chacun à la vie, atténuant
ou supprimant la responsabilité personnelle, le suicide, du point de vue
objectif, est un acte gravement immoral, parce qu'il comporte le refus de
l'amour envers soi-même et le renoncement aux devoirs de justice et de charité
envers le prochain, envers les différentes communautés dont on fait partie et
envers la société dans son ensemble. 84 En son principe le plus
profond, il constitue un refus de la souveraineté absolue de Dieu sur la vie et
sur la mort, telle que la proclamait la prière de l'antique sage d'Israël: «
C'est toi qui as pouvoir sur la vie et sur la mort, qui fais descendre aux
portes de l'Hadès et en fais remonter » (Sg 16, 13; cf. Tb 13,
2).
Partager
l'intention suicidaire d'une autre personne et l'aider à la réaliser, par ce
qu'on appelle le « suicide assisté », signifie que l'on se fait collaborateur,
et parfois soi-même acteur, d'une injustice qui ne peut jamais être justifiée,
même si cela répond à une demande. « Il n'est jamais licite — écrit saint
Augustin avec une surprenante actualité — de tuer un autre, même s'il le
voulait, et plus encore s'il le demandait parce que, suspendu entre la vie et
la mort, il supplie d'être aidé à libérer son âme qui lutte contre les liens du
corps et désire s'en détacher; même si le malade n'était plus en état de vivre
cela n'est pas licite ». 85 Alors même que le motif n'est pas le refus
égoïste de porter la charge de l'existence de celui qui souffre, on doit dire
de l'euthanasie qu'elle est une fausse pitié, et plus encore une
inquiétante « perversion » de la pitié: en effet, la vraie « compassion » rend
solidaire de la souffrance d'autrui, mais elle ne supprime pas celui dont on ne
peut supporter la souffrance. Le geste de l'euthanasie paraît d'autant plus une
perversion qu'il est accompli par ceux qui — comme la famille — devraient
assister leur proche avec patience et avec amour, ou par ceux qui, en raison de
leur profession, comme les médecins, devraient précisément soigner le malade
même dans les conditions de fin de vie les plus pénibles.
Le choix de
l'euthanasie devient plus grave lorsqu'il se définit comme un homicide que
des tiers pratiquent sur une personne qui ne l'a aucunement demandé et qui n'y
a jamais donné aucun consentement. On atteint ensuite le sommet de l'arbitraire
et de l'injustice lorsque certaines personnes, médecins ou législateurs,
s'arrogent le pouvoir de décider qui doit vivre et qui doit mourir. Cela
reproduit la tentation de l'Eden: devenir comme Dieu, « connaître le bien et le
mal » (cf. Gn 3, 5). Mais Dieu seul a le pouvoir de faire mourir et de
faire vivre: « C'est moi qui fais mourir et qui fais vivre » (Dt 32, 39;
cf. 2 R 5, 7; 1 S 2, 6). Il fait toujours usage de ce pouvoir
selon un dessein de sagesse et d'amour, et seulement ainsi. Quand l'homme
usurpe ce pouvoir, dominé par une logique insensée et égoïste, l'usage qu'il en
fait le conduit inévitablement à l'injustice et à la mort. La vie du plus
faible est alors mise entre les mains du plus fort; dans la société, on perd le
sens de la justice et l'on mine à sa racine la confiance mutuelle, fondement de
tout rapport vrai entre les personnes.
67.
Tout autre est au contraire la voie de l'amour et de la vraie pitié, que
notre commune humanité requiert et que la foi au Christ Rédempteur, mort et
ressuscité, éclaire de nouvelles motivations. La demande qui monte du cœur de
l'homme dans sa suprême confrontation avec la souffrance et la mort,
spécialement quand il est tenté de se renfermer dans le désespoir et presque de
s'y anéantir, est surtout une demande d'accompagnement, de solidarité et de
soutien dans l'épreuve. C'est un appel à l'aide pour continuer d'espérer,
lorsque tous les espoirs humains disparaissent. Ainsi que nous l'a rappelé le
Concile Vatican II, « c'est en face de la mort que l'énigme de la condition
humaine atteint son sommet » pour l'homme; et pourtant « c'est par une
inspiration juste de son cœur qu'il rejette et refuse cette ruine totale et ce
définitif échec de sa personne. Le germe d'éternité qu'il porte en lui,
irréductible à la seule matière, s'insurge contre la mort ». 86
Cette répulsion
naturelle devant la mort est éclairée et ce germe d'espérance en l'immortalité
est accompli par la foi chrétienne, qui promet et permet de participer à la
victoire du Christ ressuscité, la victoire de Celui qui, par sa mort
rédemptrice, a libéré l'homme de la mort, rétribution du péché (cf. Rm 6,
23), et lui a donné l'Esprit, gage de résurrection et de vie (cf. Rm 8,
11). La certitude de l'immortalité future etl'espérance de la résurrection
promise projettent une lumière nouvelle sur le mystère de la souffrance et
de la mort; elles mettent au cœur du croyant une force extraordinaire pour s'en
remettre au dessein de Dieu.
L'Apôtre Paul a
traduit cette conception nouvelle sous la forme de l'appartenance radicale au
Seigneur, qui concerne l'homme dans toutes les situations: « Nul d'entre nous
ne vit pour soi- même, comme nul ne meurt pour soi-même; si nous vivons, nous
vivons pour le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur.
Donc, dans la vie comme dans la mort, nous appartenons au Seigneur » (Rm 14,
7-8). Mourir pour le Seigneur signifie vivre sa mort comme un acte
suprême d'obéissance au Père (cf. Ph 2, 8), en acceptant de l'accueillir
à l'« heure » voulue et choisie par lui (cf. Jn 13, 1), qui seul peut
dire quand est achevé notre chemin terrestre. Vivre pour le Seigneur signifie
aussi reconnaître que la souffrance, demeurant en elle-même un mal et une
épreuve, peut toujours devenir une source de bien. Elle le devient si elle est
vécue par amour et avec amour, comme participation à la souffrance même du
Christ crucifié, par don gratuit de Dieu et par choix personnel libre. Ainsi,
celui qui vit sa souffrance dans le Seigneur lui est plus pleinement conformé
(cf. Ph 3, 10; 1 P 2, 21) et est intimement associé à son œuvre
rédemptrice pour l'Eglise et pour l'humanité. 87 C'est là l'expérience
de l'Apôtre que toute personne qui souffre est appelée à revivre: « Je trouve
ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je complète en ma chair
ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Eglise » (Col
1, 24).
« Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes
» (Ac 5, 29): la loi civile et la loi morale
68.
L'un des aspects caractéristiques des attentats actuels contre la vie humaine —
ainsi qu'on l'a déjà dit à plusieurs reprises — est la tendance à exiger leur légitimation
juridique, comme si c'étaient des droits que l'Etat, au moins à certaines
conditions, devait reconnaître aux citoyens; et, par conséquent, c'est aussi la
tendance à prétendre user de ces droits avec l'assistance sûre et gratuite des
médecins et du personnel de santé.
Bien souvent,
on considère que la vie de celui qui n'est pas encore né ou de celui qui est
gravement handicapé n'est qu'un bien relatif: selon une logique des
proportionnalités ou de pure arithmétique, elle devrait être comparée avec
d'autres biens et évaluée en conséquence. Et l'on estime aussi que seul celui
qui est placé dans une situation concrète et s'y trouve personnellement
impliqué peut effectuer une juste pondération des biens en jeu; il en résulte
que lui seul pourrait décider de la moralité de son choix. Dans l'intérêt de la
convivialité civile et de l'harmonie sociale, l'État devrait donc respecter ce
choix, au point d'admettre l'avortement et l'euthanasie.
Dans d'autres
circonstances, on considère que la loi civile ne peut exiger que tous les
citoyens vivent selon un degré de moralité plus élevé que celui qu'eux-mêmes
admettent et observent. Dans ces conditions, la loi devrait toujours refléter
l'opinion et la volonté de la majorité des citoyens et, au moins dans certains
cas extrêmes, leur reconnaître même le droit à l'avortement et à l'euthanasie.
Du reste, l'interdiction et la punition de l'avortement et de l'euthanasie dans
ces cas conduirait inévitablement — dit-on — à un plus grand nombre de
pratiques illégales, lesquelles, d'autre part, ne seraient pas soumises au
contrôle social indispensable et seraient effectuées sans la sécurité
nécessaire de l'assistance médicale. On se demande, en outre, si défendre une
loi concrètement non applicable ne revient pas, en fin de compte, à miner
l'autorité de toute autre loi.
Enfin, les
opinions les plus radicales en viennent à soutenir que, dans une société
moderne et pluraliste, on devrait reconnaître à toute personne la faculté
pleinement autonome de disposer de sa vie et de la vie de l'être non encore né;
en effet, le choix entre les différentes opinions morales n'appartiendrait pas
à la loi et celle-ci pourrait encore moins prétendre imposer l'un de ces choix
au détriment des autres.
69.
En tout cas, dans la culture démocratique de notre temps, l'opinion s'est
largement répandue que l'ordre juridique d'une société devrait se limiter à
enregistrer et à recevoir les convictions de la majorité et que, par
conséquent, il ne devrait reposer que sur ce que la majorité elle-même
reconnaît et vit comme étant moral. Si alors on estimait que même une vérité
commune et objective est de fait inaccessible, le respect de la liberté des
citoyens — ceux-ci étant considérés comme les véritables souverains dans un
régime démocratique — exigerait que, au niveau de la législation, on
reconnaisse l'autonomie de la conscience des individus et que donc, en
établissant les normes de toute manière nécessaires à la convivialité dans la
société, on se conforme exclusivement à la volonté de la majorité, quelle
qu'elle soit. De ce fait, tout homme politique devrait séparer nettement dans
son action le domaine de la conscience privée de celui de l'action politique.
On observe donc
deux tendances, en apparence diamétralement opposées. D'une part, les individus
revendiquent pour eux-mêmes la plus entière autonomie morale de choix et
demandent que l'État n'adopte et n'impose aucune conception de nature éthique,
mais qu'il s'en tienne à garantir à la liberté de chacun le champ le plus
étendu possible, avec pour seule limitation externe de ne pas empiéter sur le
champ de l'autonomie à laquelle tout autre citoyen a droit également. D'autre
part, on considère que, dans l'exercice des fonctions publiques et
professionnelles, le respect de la liberté de choix d'autrui impose à chacun de
faire abstraction de ses propres convictions pour se mettre au service de toute
requête des citoyens, reconnue et protégée par les lois, en admettant pour seul
critère moral dans l'exercice de ses fonctions ce qui est déterminé par ces
mêmes lois. Dans ces conditions, la responsabilité de la personne se trouve
déléguée à la loi civile, cela supposant l'abdication de sa conscience morale
au moins dans le domaine de l'action publique.
70.
La racine commune de toutes ces ten- dances est lerelativisme éthique qui
caractérise une grande part de la culture contemporaine. Beaucoup considèrent
que ce relativisme est une condition de la démocratie, parce que seul il
garantirait la tolérance, le respect mutuel des personnes et l'adhésion aux
décisions de la majorité, tandis que les normes morales, tenues pour objectives
et sources d'obligation, conduiraient à l'autoritarisme et à l'intolérance.
Mais la
problématique du respect de la vie fait précisément apparaître les équivoques
et les contradictions, accompagnées de terribles conséquences concrètes, qui se
cachent derrière cette conception.
Il est vrai que
dans l'histoire on enregistre des cas où des crimes ont été commis au nom de la
« vérité ». Mais, au nom du « relativisme éthique », on a également commis et
l'on commet des crimes non moins graves et des dénis non moins radicaux de la
liberté. Lorsqu'une majorité parlementaire ou sociale décrète la légitimité de
la suppression de la vie humaine non encore née, même à certaines conditions,
ne prend-elle pas une décision « tyrannique » envers l'être humain le plus
faible et sans défense? La conscience universelle réagit à juste titre devant
des crimes contre l'humanité dont notre siècle a fait la triste expérience. Ces
crimes cesseraient-ils d'être des crimes si, au lieu d'être commis par des
tyrans sans scrupule, ils étaient légitimés par l'assentiment populaire?
En réalité, la
démocratie ne peut être élevée au rang d'un mythe, au point de devenir un
substitut de la moralité ou d'être la panacée de l'immoralité.
Fondamentalement, elle est un « système » et, comme tel, un instrument et non
pas une fin. Son caractère « moral » n'est pas automatique, mais dépend de la
conformité à la loi morale, à laquelle la démocratie doit être soumise comme
tout comportement humain: il dépend donc de la moralité des fins poursuivies et
des moyens utilisés. Si l'on observe aujourd'hui un consensus presque universel
sur la valeur de la démocratie, il faut considérer cela comme un « signe des
temps » positif, ainsi que le Magistère de l'Eglise l'a plusieurs fois
souligné. 88 Mais la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît
en fonction des valeurs qu'elle incarne et promeut: sont certainement
fondamentaux et indispensables la dignité de toute personne humaine, le respect
de ses droits intangibles et inaliénables, ainsi que la reconnaissance du «
bien commun » comme fin et comme critère régulateur de la vie politique.
Le fondement de
ces valeurs ne peut se trouver dans des « majorités » d'opinion provisoires et
fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d'une loi morale objective
qui, en tant que « loi naturelle » inscrite dans le cœur de l'homme, est une
référence normative pour la loi civile ellemême. Lorsque, à cause d'un tragique
obscurcissement de la conscience collective, le scepticisme en viendrait à
mettre en doute jusqu'aux principes fondamentaux de la loi morale, c'est le
système démocratique qui serait ébranlé dans ses fondements, réduit à un simple
mécanisme de régulation empirique d'intérêts divers et opposés. 89
Certains
pourraient penser que, faute de mieux, son rôle aussi devrait être apprécié en
fonction de son utilité pour la paix sociale. Tout en reconnaissant quelque
vérité dans cette opinion, il est difficile de ne pas voir que, sans un ancrage
moral objectif, la démocratie elle-même ne peut pas assurer une paix stable,
d'autant plus qu'une paix non fondée sur les valeurs de la dignité de tout
homme et de la solidarité entre tous les hommes reste souvent illusoire. Même
dans les régimes de participation, en effet, la régulation des intérêts se
produit fréquemment au bénéfice des plus forts, car ils sont les plus capables
d'agir non seulement sur les leviers du pouvoir mais encore sur la formation du
consensus. Dans une telle situation, la démocratie devient aisément un mot
creux.
71.
Pour l'avenir de la société et pour le développement d'une saine démocratie, il
est donc urgent de redécouvrir l'existence de valeurs humaines et morales
essentielles et originelles, qui découlent de la vérité même de l'être humain
et qui expriment et protègent la dignité de la personne: ce sont donc des
valeurs qu'aucune personne, aucune majorité ni aucun Etat ne pourront jamais
créer, modifier ou abolir, mais que l'on est tenu de reconnaître, respecter et
promouvoir.
Dans ce
contexte, il faut reprendre les éléments fondamentaux de la conception des
rapports entre la loi civile et la loi morale, tels qu'ils sont proposés
par l'Église, mais qui font aussi partie du patrimoine des grandes traditions
juridiques de l'humanité.
Le rôle de
la loi civile est certainement différent de celui de la loi morale et de portée plus
limitée. C'est pourquoi « en aucun domaine de la vie, la loi civile ne peut se
substituer à la conscience, ni dicter des normes sur ce qui échappe à sa
compétence » 90 qui consiste à assurer le bien commun des personnes,
par la reconnaissance et la défense de leurs droits fondamentaux, la promotion
de la paix et de la moralité publique. 91 En effet, le rôle de la loi
civile consiste à garantir une convivialité en société bien ordonnée, dans la
vraie justice, afin que tous « nous puissions mener une vie calme et paisible
en toute piété et dignité » (1 Tm 2, 2). C'est précisément pourquoi la
loi civile doit assurer à tous les membres de la société le respect de certains
droits fondamentaux, qui appartiennent originellement à la personne et que
n'importe quelle loi positive doit reconnaître et garantir. Premier et
fondamental entre tous, le droit inviolable à la vie de tout être humain
innocent. Si les pouvoirs publics peuvent parfois renoncer à réprimer ce qui
provoquerait, par son interdiction, un dommage plus grave, 92 ils ne
peuvent cependant jamais accepter de légitimer, au titre de droit des individus
— même si ceux-ci étaient la majorité des membres de la société —, l'atteinte
portée à d'autres personnes par la méconnaissance d'un droit aussi fondamental
que celui à la vie. La tolérance légale de l'avortement et de l'euthanasie ne
peut en aucun cas s'appuyer sur le respect de la conscience d'autrui, précisément
parce que la société a le droit et le devoir de se protéger contre les abus qui
peuvent intervenir au nom de la conscience et sous le prétexte de la liberté.
93
Dans
l'encyclique Pacem in terris, Jean XXIII avait rappelé à ce sujet: «
Pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde
des droits et des devoirs de la personne humaine; dès lors, le rôle des
gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des
droits, leur conciliation mutuelle et leur expansion, et en conséquence à
faciliter à chaque citoyen l'accomplissement de ses devoirs. Car "la
mission essentielle de toute autorité politique est de protéger les droits
inviolables de l'être humain et de faire en sorte que chacun s'acquitte plus
aisément de sa fonction particulière". C'est pourquoi, si les pouvoirs
publics viennent à méconnaître ou à violer les droits de l'homme, non seulement
ils manquent au devoir de leur charge, mais leurs dispositions sont dépourvues
de toute valeur juridique ». 94
72.
La doctrine sur la nécessaire conformité de la loi civile avec la loi morale
est aussi en continuité avec toute la tradition de l'Eglise, comme cela
ressort, une fois encore, de l'encyclique déjà citée de Jean XXIII: «
L'autorité, exigée par l'ordre moral, émane de Dieu. Si donc il arrive aux
dirigeants d'édicter des lois ou de prendre des mesures contraires à cet ordre
moral et par conséquent, à la volonté divine, ces dispositions ne peuvent
obliger les consciences... Bien plus, en pareil cas, l'autorité cesse d'être
elle-même et dégénère en oppression ». 95 C'est là l'enseignement
lumineux de saint Thomas d'Aquin qui écrit notamment: « La loi humaine a raison
de loi en tant qu'elle est conforme à la raison droite; à ce titre, il est
manifeste qu'elle découle de la loi éternelle. Mais, dans la mesure où elle
s'écarte de la raison, elle est déclarée loi inique et, dès lors, n'a plus
raison de loi, elle est plutôt une violence ». 96 Et encore: « Toute loi
portée par les hommes n'a raison de loi que dans la mesure où elle découle de
la loi naturelle. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n'est
alors plus une loi mais une corruption de la loi ». 97
A présent, la
première et la plus immédiate des applications de cette doctrine concerne la
loi humaine qui méconnaît le droit fondamental et originel à la vie, droit
propre à tout homme. Ainsi les lois qui, dans le cas de l'avortement et de
l'euthanasie, légitiment la suppression directe d'êtres humains innocents sont
en contradiction totale et insurmontable avec le droit inviolable à la vie
propre à tous les hommes, et elles nient par conséquent l'égalité de tous
devant la loi. On pourrait objecter que tel n'est pas le cas de l'euthanasie
lorsqu'elle est demandée en pleine conscience par le sujet concerné. Mais un
Etat qui légitimerait cette demande et qui en autoriserait l'exécution en
arriverait à légaliser un cas de suicide-homicide, à l'encontre des principes
fondamentaux de l'indisponibilité de la vie et de la protection de toute vie
innocente. De cette manière, on favorise l'amoindrissement du respect de la vie
et l'on ouvre la voie à des comportements qui abolissent la confiance dans les
rapports sociaux.
Les lois qui
autorisent et favorisent l'avortement et l'euthanasie s'opposent, non seulement
au bien de l'individu, mais au bien commun et, par conséquent, elles sont
entièrement dépourvues d'une authentique validité juridique. En effet, la
méconnaissance du droit à la vie, précisément parce qu'elle conduit à supprimer
la personne que la société a pour raison d'être de servir, est ce qui s'oppose
le plus directement et de manière irréparable à la possibilité de réaliser le
bien commun. Il s'ensuit que, lorsqu'une loi civile légitime l'avortement ou
l'euthanasie, du fait même, elle cesse d'être une vraie loi civile, qui oblige
moralement.
73.
L'avortement et l'euthanasie sont donc des crimes qu'aucune loi humaine ne peut
prétendre légitimer. Des lois de cette nature, non seulement ne créent aucune
obligation pour la conscience, mais elles entraînent une obligation grave et
précise de s'y opposer par l'objection de conscience. Dès les origines de
l'Eglise, la prédication apostolique a enseigné aux chrétiens le devoir d'obéir
aux pouvoirs publics légitimement constitués (cf. Rm 13, 1-7; 1 P 2,
13-14), mais elle a donné en même temps le ferme avertissement qu'« il faut
obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes » (Ac 5, 29). Dans l'Ancien Testament
déjà, précisément au sujet des menaces contre la vie, nous trouvons un exemple
significatif de résistance à un ordre injuste de l'autorité. Les sages-femmes
des Hébreux s'opposèrent au pharaon, qui avait ordonné de faire mourir tout
nouveau-né de sexe masculin: « Elles ne firent pas ce que leur avait dit le roi
d'Egypte et laissèrent vivre les garçons » (Ex 1, 17). Mais il faut bien
voir le motif profond de leur comportement: « Les sages-femmes craignirent
Dieu » (ibid.). Il n'y a que l'obéissance à Dieu — auquel seul est due
la crainte qui constitue la reconnaissance de son absolue souveraineté — pour
faire naître la force et le courage de résister aux lois injustes des hommes.
Ce sont la force et le courage de ceux qui sont prêts même à aller en prison ou
à être tués par l'épée, dans la certitude que cela « fonde l'endurance et la
confiance des saints » (Ap 13, 10).
Dans le cas
d'une loi intrinsèquement injuste, comme celle qui admet l'avortement ou
l'euthanasie, il n'est donc jamais licite de s'y conformer, « ni ... participer
à une campagne d'opinion en faveur d'une telle loi, ni ... donner à celle-ci
son suffrage ». 98
Un problème de
conscience particulier pourrait se poser dans les cas où un vote parlementaire
se révélerait déterminant pour favoriser une loi plus restrictive, c'est-à-dire
destinée à restreindre le nombre des avortements autorisés, pour remplacer une
loi plus permissive déjà en vigueur ou mise aux voix. De tels cas ne sont pas
rares. En effet, on observe le fait que, tandis que dans certaines régions du
monde les campagnes se poursuivent pour introduire des lois favorables à
l'avortement, soutenues bien souvent par de puissantes organisations
internationales, dans d'autres pays au contraire — notamment dans ceux qui ont
déjà fait l'expérience amère de telles législations permissives — se
manifestent les signes d'une nouvelle réflexion. Dans le cas ici supposé, il
est évident que, lorsqu'il ne serait pas possible d'éviter ou d'abroger
complètement une loi permettant l'avortement, un parlementaire, dont
l'opposition personnelle absolue à l'avortement serait manifeste et connue de
tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter
les préjudices d'une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs
sur le plan de la culture et de la moralité publique. Agissant ainsi, en effet,
on n'apporte pas une collaboration illicite à une loi inique; on accomplit
plutôt une tentative légitime, qui est un devoir, d'en limiter les aspects
injustes.
74.
L'introduction de législations injustes place souvent les hommes moralement
droits en face de difficiles problèmes de conscience en ce qui concerne les
collaborations, en raison du devoir d'affirmer leur droit à n'être pas
contraints de participer à des actions moralement mauvaises. Les choix qui
s'imposent sont parfois douloureux et peuvent demander de sacrifier des
positions professionnelles confirmées ou de renoncer à des perspectives
légitimes d'avancement de carrière. En d'autres cas, il peut se produire que l'accomplissement
de certains actes en soi indifférents, ou même positifs, prévus dans les
dispositions de législations globalement injustes, permette la sauvegarde de
vies humaines menacées. D'autre part, on peut cependant craindre à juste titre
que se montrer prêt à accomplir de tels actes, non seulement entraîne un
scandale et favorise l'affaiblissement de l'opposition nécessaire aux attentats
contre la vie, mais amène insensiblement à s'accommoder toujours plus d'une
logique permissive.
Pour éclairer
ce problème moral difficile, il faut rappeler les principes généraux sur la
coopération à des actions mauvaises. Les chrétiens, de même que tous les
hommes de bonne volonté, sont appelés, en vertu d'un grave devoir de
conscience, à ne pas apporter leur collaboration formelle aux pratiques qui,
bien qu'admises par la législation civile, sont en opposition avec la Loi de
Dieu. En effet, du point de vue moral, il n'est jamais licite de coopérer
formellement au mal. Cette coopération a lieu lorsque l'action accomplie, ou
bien de par sa nature, ou bien de par la qualification qu'elle prend dans un
contexte concret, se caractérise comme une participation directe à un acte
contre la vie humaine innocente ou comme l'assentiment donné à l'intention
immorale de l'agent principal. Cette coopération ne peut jamais être justifiée
en invoquant le respect de la liberté d'autrui, ni en prenant appui sur le fait
que la loi civile la prévoit et la requiert: pour les actes que chacun
accomplit personnellement, il existe, en effet, une responsabilité morale à
laquelle personne ne peut jamais se soustraire et sur laquelle chacun sera jugé
par Dieu lui-même (cf. Rm 2, 6; 14, 12).
Refuser de
participer à la perpétration d'une injustice est non seulement un devoir moral,
mais aussi un droit humain élémentaire. S'il n'en était pas ainsi, la personne
humaine serait contrainte à accomplir une action intrinsèquement incompatible
avec sa dignité, et ainsi sa liberté même, dont le sens et la fin authentiques
résident dans l'orientation vers la vérité et le bien, en serait radicalement
compromise. Il s'agit donc d'un droit essentiel qui, en tant que tel, devrait
être prévu et protégé par la loi civile elle-même. Dans ce sens, la possibilité
de se refuser à participer à la phase consultative, préparatoire et d'exécution
de tels actes contre la vie devrait être assurée aux médecins, au personnel
paramédical et aux responsables des institutions hospitalières, des cliniques
et des centres de santé. Ceux qui recourent à l'objection de conscience doivent
être exempts non seulement de sanctions pénales, mais encore de quelque dommage
que ce soit sur le plan légal, disciplinaire, économique ou professionnel.
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lc 10, 27): « tu défendras » la vie
75.
Les commandements de Dieu nous enseignent la route de la vie. Les préceptes
moraux négatifs, c'est-à-dire ceux qui déclarent moralement inacceptable le
choix d'une action déterminée, ont une valeur absolue dans l'exercice de la liberté
humaine: ils valent toujours et en toute circonstance, sans exception. Ils
montrent que le choix de certains comportements est radicalement incompatible
avec l'amour envers Dieu et avec la dignité de la personne, créée à son image:
c'est pourquoi un tel choix ne peut pas être compensé par le caractère bon
d'aucune intention ni d'aucune conséquence, il est en opposition irrémédiable
avec la communion entre les personnes, il contredit la décision fondamentale
d'orienter sa vie vers Dieu. 99
Dans ce sens,
les préceptes moraux négatifs ont déjà une très importante fonction positive:
le « non » qu'ils exigent inconditionnellement exprime la limite
infranchissable en-deçà de laquelle l'homme libre ne peut descendre et, en même
temps, il montre le minimum qu'il doit respecter et à partir duquel il doit
prononcer d'innombrables « oui », en sorte que la perspective du bien devienne
peu à peu son unique horizon (cf. Mt, 5, 48). Les commandements,
en particulier les préceptes moraux négatifs, sont le point de départ et la
première étape indispensables du chemin qui conduit à la liberté: « La première
liberté — écrit saint Augustin — c'est donc de ne pas commettre de crimes...
comme l'homicide, l'adultère, la fornication, le vol, la tromperie, le sacrilège
et toutes les autres formes de ce genre. Quand un homme s'est mis à renoncer à
les commettre — et c'est le devoir de tout chrétien de ne pas les commettre —,
il commence à relever la tête vers la liberté, mais ce n'est qu'un commencement
de liberté, ce n'est pas la liberté parfaite ».(100)
76.
Le commandement « tu ne tueras pas » constitue donc le point de départ d'une
voie de vraie liberté qui nous amène à promouvoir activement la vie, à prendre
une attitude claire et à nous adonner à des comportements précis pour la
servir: ce faisant, nous exerçons notre responsabilité envers les personnes qui
nous sont confiées et nous manifestons, dans les faits et en vérité, notre
reconnaissance à Dieu pour le grand don qu'est la vie (cf. Ps 139 138,
13-14).
Le Créateur a
confié la vie de l'homme à sa responsabilité et à sa sollicitude, non pour
qu'il en dispose de manière arbitraire, mais pour qu'il la garde avec sagesse
et la mène avec une fidélité aimante. Le Dieu de l'Alliance a confié la vie de tout
homme à l'autre, à son frère, selon la loi de la réciprocité de donner et de
recevoir, du don de soi et de l'accueil de l'autre. A la plénitude des temps,
en s'incarnant et en donnant sa vie pour l'homme, le Fils de Dieu a montré
quelle hauteur et quelle profondeur peut atteindre cette loi de la réciprocité.
Par le don de son Esprit, le Christ confère un sens et un contenu nouveaux à la
loi de la réciprocité, au fait de confier l'homme à l'homme. L'Esprit, qui est
artisan de communion dans l'amour, crée entre les hommes une fraternité et une
solidarité nouvelles, véritable reflet du mystère de don et d'accueil mutuels
de la Très Sainte Trinité. L'Esprit lui-même devient la loi nouvelle qui donne
aux croyants la force et fait appel à leur responsabilité pour qu'ils vivent
mutuellement le don de soi et l'accueil de l'autre, en participant à l'amour de
Jésus Christ, et cela à sa mesure.
77.
C'est aussi cette loi nouvelle qui anime et donne sa forme au commandement « tu
ne tueras pas ». Pour le chrétien, il comprend donc en définitive l'impératif
de respecter, d'aimer et de promouvoir la vie de tous ses frères, selon les
exigences et la grandeur de l'amour de Dieu en Jésus Christ. « Il a donné sa
vie pour nous. Et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères » (1
Jn 3, 16).
Le commandement
« tu ne tueras pas », même dans son contenu le plus positif de respect, d'amour
et de promotion de la vie humaine, oblige tout homme. En effet, il retentit
dans la conscience morale de chacun comme un écho ineffaçable de l'alliance
originelle de Dieu créateur avec l'homme; il peut être connu de tous à la
lumière de la raison et il peut être observé grâce à l'action mystérieuse de
l'Esprit qui, soufflant où il veut (cf. Jn 3, 8), rejoint et entraîne
tout homme qui vit en ce monde.
Le service que
nous sommes tous appelés à rendre à notre prochain est donc un service d'amour,
pour que la vie du prochain soit toujours défendue et promue, mais surtout
quand elle est la plus faible ou la plus menacée. C'est une sollicitude
personnelle, mais aussi sociale, que nous devons tous développer, en faisant du
respect inconditionnel de la vie humaine le fondement d'une société renouvelée.
Il nous est
demandé d'aimer et d'honorer la vie de tout homme et de toute femme, et de
travailler avec constance et avec courage pour qu'en notre temps, traversé par
trop de signes de mort, s'instaure enfin une nouvelle culture de la vie, fruit
de la culture de la vérité et de l'amour.
>
CHAPITRE IV
C'EST À MOI QUE VOUS L'AVEZ FAIT
POUR
UNE NOUVELLE CULTURE DE LA VIE HUMAINE
« Vous êtes le peuple qui appartient à Dieu,
chargé d'annoncer ses merveilles » (cf. 1 P 2, 9): le peuple de
la vie et pour la vie
78.
L'Eglise a reçu l'Evangile comme une annonce et comme une source de joie et de
salut. Elle l'a reçu comme don venant de Jésus, envoyé du Père « pour porter la
bonne nouvelle aux pauvres » (Lc 4, 18). Elle l'a reçu par les Apôtres,
envoyés par Lui dans le monde entier (cf. Mc 16, 15; Mt 28,
19-20). Née de cette action évangélisatrice, l'Eglise sent retentir en elle
chaque jour l'avertissement de l'Apôtre: « Malheur à moi si je n'annonçais pas
l'Evangile! » (1 Co 9, 16). Comme l'écrivait Paul VI, « évangéliser
est, en effet, la grâce et la vocation propre de l'Eglise, son identité la plus
profonde. Elle existe pour évangéliser ».(101)
L'évangélisation
est une action globale et dynamique, qui conduit l'Eglise à participer à la
mission prophétique, sacerdotale et royale du Seigneur Jésus. C'est pourquoi
elle comporte inséparablement les dimensions de l'annonce, de la célébration
et du service de la charité. C'est un acte profondément ecclésial, qui
met en jeu tous les ouvriers de l'Evangile, chacun selon ses charismes et son
ministère.
Ainsi en est-il
aussi pour l'annonce de l'Evangile de la vie, partie intégrante de
l'Evangile qui est Jésus Christ. Nous sommes les serviteurs de cet Evangile,
soutenus par la conscience de l'avoir reçu en don et d'être envoyés pour le
proclamer à toute l'humanité « jusqu'aux extrémités de la terre » (Ac 1,
8). C'est pourquoi nous entretenons humblement et avec gratitude ce sentiment
d'être le peuple de la vie et pour la vie: c'est ainsi que nous nous
présentons devant tous.
79.
Nous sommes le peuple de la vie parce que Dieu, dans son amour gratuit,
nous a donné l'Evangile de la vie et que ce même Evangile nous a
transformés et sauvés. Nous avons été reconquis par l'« auteur de la vie » (Ac
3, 15) au prix de son précieux sang (cf. 1 Co 6, 20; 7, 23; 1 P 1,
19) et par le bain baptismal nous avons été insérés en lui (cf. Rm 6,
4-5; Col 2, 12), comme des branches qui tirent du même arbre leur sève
et leur fécondité (cf. Jn 15, 5). Renouvelés intérieurement par la grâce
de l'Esprit, « qui est Seigneur et qui donne la vie », nous sommes devenus un peuple
pour la vie et nous sommes appelés à nous comporter en conséquence.
Nous sommes
envoyés: être au service de la vie n'est pas pour nous un motif d'orgueil mais un
devoir né de la conscience d'être « le peuple que Dieu s'est acquis pour
proclamer ses louanges » (cf. 1 P 2, 9). La loi de l'amour nous guide
et nous soutient sur le chemin, l'amour dont le Fils de Dieu fait homme est
la source et le modèle, lui qui « par sa mort a donné la vie au monde ».102
Nous sommes
envoyés comme peuple. L'engagement au service de la vie concerne tout un
chacun. C'est une responsabilité proprement « ecclésiale », qui exige l'action
concertée et généreuse de tous les membres et de tous les organismes de la
communauté chrétienne. Cependant, le devoir commun n'élimine pas et ne diminue
pas la responsabilité individuelle, car c'est à chaque personne que
s'adresse le commandement du Seigneur de « se faire le prochain » de tout
homme: « Va, et toi aussi, fais de même » (Lc 10, 37).
Tous ensemble,
nous ressentons le devoir d'annoncer l'Evangile de la vie, de le
célébrer dans la liturgie et dans toute l'existence, de le servir par
les diverses initiatives et structures destinées à son soutien et à sa
promotion.
« Ce que
nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons » (1 Jn 1, 3): annoncer
l'Evangile de la vie
80.
« Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous
avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché
du Verbe de vie..., nous vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en
communion avec nous » (1 Jn 1, 1.3). Jésus est l'unique Evangile: il
n'en est pas d'autre que nous proclamions et dont nous témoignions.
Annoncer
Jésus, c'est justement annoncer la vie. Car Il est « le Verbe de vie » (1
Jn 1, 1). En lui « la Vie s'est manifestée » (1 Jn 1, 2); ou plutôt,
lui-même est « cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous
est apparue » (ibid.).
C'est cette vie
qui, grâce au don de l'Esprit, a été communiquée à l'homme. Ordonnée à la vie
en plénitude, à la « vie éternelle », la vie terrestre de chacun prend
elle-même tout son sens.
Eclairés par
cet Evangile de la vie, nous sentons le besoin de le proclamer et d'en
rendre témoignage dans la nouveauté surprenante qui le distingue: parce
qu'il s'identifie avec Jésus lui-même, porteur de toute nouveauté (103) et
vainqueur du « vieillissement » qui vient du péché et conduit à la mort,(104)
l'Evangile dépasse toute attente de l'homme et révèle à quelles hauteurs
sublimes a été élevée, par la grâce, la dignité de la personne. C'est ainsi que
la contemple saint Grégoire de Nysse: « L'homme qui, parmi les êtres, ne compte
pour rien, l'homme qui est poussière, paille, vanité, dès qu'il devient fils
adoptif du Dieu de l'univers, est le familier de cet Etre dont personne ne peut
voir, écouter ou comprendre l'excellence et la grandeur. Par quelle parole,
quelle pensée, quel élan de l'esprit pourra-t-on exalter la surabondance de
cette grâce? L'homme transcende sa propre nature: de mortel, il devient
immortel; de périssable, impérissable; d'éphémère, éternel; et, pour tout dire,
d'homme, il devient Dieu ».(105)
La gratitude et
la joie pour l'incommensurable dignité de l'homme nous poussent à faire
bénéficier tout le monde de ce message: « Ce que nous avons vu et entendu, nous
vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous » (1 Jn 1,
3). Il est nécessaire de faire parvenir l'Evangile de la vie au cœur de
tout homme et de toute femme et de l'introduire dans les replis les plus
intimes de la société tout entière.
81.
Il s'agit de proclamer avant tout le cœur de cet Evangile. C'est
l'annonce d'un Dieu vivant et proche, qui nous appelle à une communion profonde
avec lui et nous ouvre à la ferme espérance de la vie éternelle; c'est
l'affirmation du lien inséparable qui existe entre la personne, sa vie et sa
corporéité; c'est la présentation de la vie humaine comme vie de relation, don
de Dieu, fruit et signe de son amour; c'est la proclamation du rapport
extraordinaire de Jésus avec chaque homme, qui permet de reconnaître en tout
visage humain le visage du Christ; c'est la manifestation du « don total de soi
» comme devoir et comme lieu de la réalisation plénière de la liberté.
En même temps,
il s'agit de montrer toutes les conséquences de ce même Evangile, que
l'on peut résumer ainsi: don de Dieu précieux, la vie humaine est sacrée et
inviolable, et c'est pourquoi, en particulier, l'avortement provoqué et
l'euthanasie sont absolument inacceptables; la vie humaine non seulement ne
doit pas être supprimée, mais elle doit être protégée avec une attention pleine
d'amour; la vie trouve son sens dans l'amour reçu et donné: c'est à ce niveau
que la sexualité et la procréation humaines parviennent à leur authenticité;
dans cet amour, la souffrance et la mort ont aussi un sens et, bien que
persiste le mystère qui les entoure, elles peuvent devenir des événements de
salut; le respect de la vie exige que la science et la technique soient
toujours ordonnées à l'homme et à son développement intégral; la société
entière doit respecter, défendre et promouvoir la dignité de toute personne
humaine, à tous les moments et en tous les états de sa vie.
82.
Pour être vraiment un peuple au service de la vie, nous devons, avec constance
et courage, proposer ce message dès la première annonce de l'Evangile, et
ensuite dans la catéchèse et dans les diverses formes de prédication, dans
le dialogue personnel et en toute démarche éducative. Aux éducateurs, aux
enseignants, aux catéchistes et aux théologiens incombe le devoir de mettre en
relief les raisons anthropologiques qui fondent et soutiennent le
respect de toute vie humaine. De cette manière, tout en faisant resplendir la
nouveauté originale de l'Evangile de la vie, nous pourrons aider tout le
monde à découvrir aussi, à la lumière de la raison et de l'expérience, comment
le message chrétien éclaire pleinement l'homme et la signification de son être
et de son existence; nous trouverons également de précieux points de rencontre
et de dialogue avec les non-croyants, nous engageant tous ensemble à faire
éclore une nouvelle culture de la vie.
Assaillis par
les opinions les plus opposées, alors que beaucoup rejettent la saine doctrine
au sujet de la vie humaine, nous sentons que s'adresse aussi à nous
l'adjuration que Paul faisait à Timothée: « Proclame la parole, insiste à temps
et à contretemps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlassable et le
souci d'instruire » (2 Tm 4, 2). Cette exhortation doit trouver un écho
particulièrement fort dans le cœur de tous ceux qui, dans l'Eglise, participent
plus directement, à divers titres, à sa mission de « maîtresse » de la vérité.
Elle doit nous concerner d'abord, nous, les Evêques: à nous les
premiers, il est demandé de nous faire les messagers infatigables de l'Evangile
de la vie; nous avons aussi le devoir de veiller sur la transmission
intègre et fidèle de l'enseignement repris dans cette Encyclique et de prendre
les mesures les plus opportunes pour que les fidèles soient préservés de toute
doctrine qui lui serait contraire. Nous devons être particulièrement attentifs
à ce que, dans les facultés de théologie, dans les séminaires et dans les
diverses institutions catholiques, soit diffusée, expliquée et approfondie la
connaissance de la saine doctrine.(106) L'exhortation de Paul doit être
entendue également par tous les théologiens, par les pasteurs et
par tous ceux qui ont une mission d'enseignement, de catéchèse et de
formation des consciences: pénétrés du rôle qu'ils ont à remplir, ils ne
prendront jamais la grave responsabilité de trahir la vérité et leur propre
mission en exposant des idées personnelles contraires à l'Evangile de la vie
que le Magistère redit et interprète fidèlement.
Dans l'annonce
de cet Evangile, nous ne devons pas craindre l'hostilité ou l'impopularité,
refusant tout compromis et toute ambiguïté qui nous conformeraient à la mentalité
de ce monde (cf. Rm 12, 2). Nous devons être dans le monde mais
non pas du monde (cf. Jn 15, 19; 17, 16), avec la force qui nous
vient du Christ, vainqueur du monde par sa mort et sa résurrection (cf. Jn 16,
33).
« Je te rends grâce pour tant de prodiges »
(Ps 139 138, 14): célébrer l'Evangile de la vie
83.
Envoyés dans le monde comme « peuple pour la vie », notre annonce doit aussi
devenir une véritable célébration de l'Evangile de la vie. Plus encore,
cette célébration, avec la puissance évocatrice de ses gestes, de ses symboles
et de ses rites, est appelée à devenir le lieu propre et significatif de la
transmission de la beauté et de la grandeur de cet Évangile.
A cette fin, il
est urgent avant tout d'entretenir en nous et chez les autres, un
regard contemplatif.(107) Ce regard naît de la foi dans le Dieu de la vie,
qui a créé tout homme en le faisant comme un prodige (cf. Ps 139 138,
14). C'est le regard de celui qui voit la vie dans sa profondeur, en en saisissant
les dimensions de gratuité, de beauté, d'appel à la liberté et à la
responsabilité. C'est le regard de celui qui ne prétend pas se faire le maître
de la réalité, mais qui l'accueille comme un don, découvrant en toute chose le
reflet du Créateur et en toute personne son image vivante (cf. Gn 1, 27;
Ps 8, 6). Ce regard ne se laisse pas aller à manquer de confiance devant
celui qui est malade, souffrant, marginalisé ou au seuil de la mort; mais il se
laisse interpeller par toutes ces situations, pour aller à la recherche d'un
sens et, en ces occasions, il est disposé à percevoir dans le visage de toute
personne une invitation à la rencontre, au dialogue, à la solidarité.
L'âme saisie
d'un religieux émerveillement, il est temps que nous ayons tous ce regard pour
être de nouveau en mesure de vénérer et d'honorer tout homme, comme Paul
VI nous invitait à le faire dans un de ses messages de Noël.(108) Stimulé par
ce regard contemplatif, le peuple nouveau des rachetés ne peut pas ne pas
éclater en hymnes de joie, de louange et de reconnaissance pour le don
inestimable de la vie, pour le mystère de l'appel de tout homme à
participer dans le Christ à la vie de la grâce et à une existence de communion
sans fin avec Dieu Créateur et Père.
84.
Célébrer l'Evangile de la vie signifie célébrer le Dieu de la vie, le Dieu
qui donne la vie: « Nous devons célébrer la Vie éternelle, d'où procède
toute autre forme de vie. C'est d'elle que reçoit la vie, suivant ses
capacités, tout être qui, en quelque manière, participe à la vie. Cette Vie
divine, qui est au-dessus de toute forme de vie, vivifie et conserve la vie.
Toute forme de vie et tout mouvement vital procèdent de cette Vie qui
transcende toute vie et tout principe de vie. Les âmes lui doivent leur incorruptibilité;
c'est par elle également que vivent tous les animaux et toutes les plantes, qui
en reçoivent la plus petite étincelle. Aux hommes, êtres faits d'esprit et de
matière, la Vie donne la vie. Et s'il nous arrive de l'abandonner, alors la Vie
nous convertit et nous rappelle à elle par la surabondance de son amour pour
l'homme. Bien plus, elle nous promet de nous conduire, corps et âmes, à la vie
parfaite, à l'immortalité. C'est trop peu de dire que cette Vie est vivante:
elle est Principe de vie, Cause et Source unique de vie. Tout être vivant doit
la contempler et la louer: c'est la Vie qui donne la vie en abondance ».(109)
Nous aussi,
comme le Psalmiste, dans la prière quotidienne, individuelle et
communautaire, nous louons et nous bénissons Dieu notre Père, qui nous a tissés
dans le sein maternel et qui nous a vus et aimés lorsque nous étions encore
inachevés (cf. Ps 139 138, 13.15-16), et nous nous exclamons avec une
joie débordante: « Je te rends grâce pour tant de prodiges: merveille que je
suis, merveille que tes œuvres » (Ps 139 138, 14). Oui, « cette vie
mortelle, malgré ses tourments, ses mystères obscurs, ses souffrances, son
inévitable caducité, est une réalité merveilleuse, un prodige toujours nouveau
et émouvant, un événement digne d'être chanté et d'être glorifié dans la joie
».(110) En outre, l'homme et sa vie ne nous apparaissent pas seulement comme un
des plus grands prodiges de la création: Dieu a conféré à l'homme une dignité
quasi divine (cf. Ps 8, 6-7). En tout enfant qui naît et en tout homme
qui vit ou qui meurt, nous reconnaissons l'image de la gloire de Dieu: nous
célébrons cette gloire en tout homme, signe du Dieu vivant, icône de Jésus
Christ.
Nous sommes
appelés à exprimer notre émerveillement et notre gratitude pour la vie reçue en
don et à accueillir, apprécier et communiquer l'Evangile de la vie non
seulement dans la prière personnelle et communautaire, mais surtout dans les célébrations
de l'année liturgique. Il faut mentionner ici en particulier les Sacrements,
signes efficaces de la présence et de l'action salvifique du Seigneur Jésus
dans l'existence chrétienne: ils rendent les hommes participants de la vie
divine, en leur assurant l'énergie spirituelle nécessaire pour saisir en toute
vérité le sens de la vie, de la souffrance et de la mort. Grâce à une
authentique redécouverte de la signification des rites et à leur juste mise en
valeur, les célébrations liturgiques, surtout les célébrations des sacrements,
seront toujours plus en mesure d'exprimer toute la vérité sur la naissance, la
vie, la souffrance et la mort, en aidant à les vivre comme une participation au
mystère pascal du Christ mort et ressuscité.
85.
Dans la célébration de l'Evangile de la vie, il faut savoir apprécier
et mettre en valeur aussi les gestes et les symboles qui abondent dans les
diverses traditions et dans les coutumes culturelles et populaires. Ce sont
des moments et des formes de rencontre à travers lesquels se manifestent, dans
les différents pays et les différentes cultures, la joie de la vie qui
commence, le respect et la défense de toute existence humaine, l'attention à
celui qui souffre ou qui est dans le besoin, la proximité à l'égard du
vieillard ou du mourant, le partage de la douleur de ceux qui sont en deuil,
l'espérance et le désir de l'immortalité.
Dans cette
perspective, accueillant également la suggestion présentée par les Cardinaux au
Consistoire de 1991, je propose que soit célébrée tous les ans dans les
différents pays une Journée pour la Vie, comme cela se fait déjà à
l'initiative de certaines Conférences épiscopales. Il est nécessaire que cette
Journée soit préparée et célébrée avec la participation active de toutes les
composantes de l'Eglise locale. Son but fondamental est de susciter dans les
consciences, dans les familles, dans l'Eglise et dans la société civile la
reconnaissance du sens et de la valeur de la vie humaine à toutes ses étapes et
dans toutes ses conditions, en attirant spécialement l'attention sur la gravité
de l'avortement et de l'euthanasie, sans pour autant négliger les autres
moments et les autres aspects de la vie, qui méritent d'être pris attentivement
en considération dans chaque cas, selon ce que suggérera l'évolution de la
situation.
86.
Dans l'esprit du culte spirituel agréable à Dieu (cf. Rm 12, 1), la
célébration de l'Evangile de la vie demande à être réalisée surtout dans
l'existence quotidienne, vécue dans l'amour d'autrui et dans le don de
soi. C'est toute notre existence qui se fera ainsi accueil authentique et responsable
du don de la vie et louange sincère et reconnaissante de Dieu qui nous a fait
ce don. C'est ce qui se passe déjà dans tant de gestes d'offrande, souvent
humble et cachée, accomplis par des hommes et des femmes, des enfants et des
adultes, des jeunes et des anciens, des malades et des bien portants.
C'est dans un
tel contexte, riche d'humanité et d'amour, que prennent aussi naissance les gestes
héroïques. Ceux-ci sont la célébration la plus solennelle de l'Evangile
de la vie, parce qu'ils le pro- clament par le don total de soi; ils
sont la lumineuse manifestation du degré d'amour le plus élevé: donner sa vie
pour la personne qu'on aime (cf. Jn 15, 13); ils sont la participation
au mystère de la Croix, sur laquelle Jésus révèle tout le prix qu'a pour lui la
vie de tout homme et comment cette vie se réalise pleinement dans le don total
de soi. Au-delà des actions d'éclat, il y a l'héroïsme au quotidien, fait de
petits ou de grands gestes de partage qui enrichissent une authentique culture
de la vie. Parmi ces gestes, il faut particulièrement apprécier le don
d'organes, accompli sous une forme éthiquement acceptable, qui permet à des
malades parfois privés d'espoir de nouvelles pers- pectives de santé et même de
vie.
A cet héroïsme
du quotidien appartient le témoignage silencieux, mais combien fécond et
éloquent, de « toutes les mères courageuses qui se consacrent sans réserve à
leur famille, qui souffrent en donnant le jour à leurs enfants, et sont ensuite
prêtes à supporter toutes les fatigues, à affronter tous les sacrifices, pour
leur transmettre ce qu'elles possèdent de meilleur en elles ».(111) Dans
l'accomplissement de leur mission, « ces mères héroïques ne trouvent pas
toujours un soutien dans leur entourage. Au contraire, les modèles de civilisation,
souvent promus et diffusés par les moyens de communication sociale, ne
favorisent pas la maternité. Au nom du progrès et de la modernité, on présente
comme désormais dépassées les valeurs de la fidélité, de la chasteté et du
sacrifice qu'ont illustrées et continuent à illustrer une foule d'épouses et de
mères chrétiennes... Nous vous remercions, mères héroïques, pour votre amour
invincible! Nous vous remercions pour la confiance intrépide placée en Dieu et
en son amour. Nous vous remercions pour le sacrifice de votre vie... Dans le
mystère pascal, le Christ vous rend le don que vous avez fait. Il a en effet le
pouvoir de vous rendre la vie que vous lui avez apportée en offrande ».(112)
« A quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu'un
dise: "J'ai la foi", s'il n'a pas les œuvres? » (Jc 2,
14): servir l'Évangile de la vie
87.
En vertu de la participation à la mission royale du Christ, le soutien et la
promotion de la vie humaine doivent se faire par le service de la charité, qui
se traduit dans le témoignage personnel, dans les diverses formes de bénévolat,
dans l'animation sociale et dans l'engagement politique. Il s'agit là d'une
exigence particulièrement pressante à l'heure actuelle, où la « culture de
la mort » s'oppose si fortement à la « culture de la vie », et semble souvent
l'emporter. Mais avant cela, il s'agit d'une exigence qui naît de la « foi
opérant par la charité » (Ga 5, 6), comme nous en avertit la Lettre de
Jacques: « A quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu'un dise: "J'ai la
foi", s'il n'a pas les œuvres? La foi peut-elle le sauver? Si un frère ou
une sœur sont nus, s'ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l'un
d'entre vous leur dise: "Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-
vous", sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela
sert-il? Ainsi en est-il de la foi: si elle n'a pas les œuvres, elle est tout à
fait morte » (2, 14-17).
Dans le service
de la charité, il y a un état d'esprit qui doit nous animer et nous
distinguer: nous devons prendre soin de l'autre en tant que personne
confiée par Dieu à notre responsabilité. Comme disciples de Jésus, nous sommes
appelés à nous faire le prochain de tout homme (cf. Lc 10, 29-37), avec
une préférence marquée pour qui est le plus pauvre, le plus seul et le plus
dans le besoin. C'est en aidant celui qui a faim ou soif, l'étranger, celui qui
est nu, malade ou en prison — comme aussi l'enfant à naître, le vieillard qui
souffre ou se trouve aux portes de la mort — qu'il nous est donné de servir
Jésus, comme Lui-même l'a déclaré: « Dans la mesure où vous l'avez fait à l'un
de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25,
40). C'est pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous sentir interpellés et jugés
par ces paroles toujours actuelles de saint Jean Chrysostome: « Tu veux honorer
le Corps du Christ? Ne le méprise pas lorsqu'il est nu. Ne l'honore pas ici,
dans l'église, par des tissus de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir
du froid et du manque de vêtements ».(113)
Le service
de la charité à l'égard de la vie doit être profondément unifié: il ne peut tolérer ce
qui est unilatéral ou discriminatoire, parce que la vie humaine est sacrée et
inviolable dans toutes ses étapes et en toute situation; elle est un bien
indivisible. Il s'agit donc de « prendre soin » de toute la vie et de la vie
de tous. Ou plutôt, plus profondément encore, il s'agit d'aller jusqu'aux
racines mêmes de la vie et de l'amour.
C'est justement
à partir d'un amour profond pour tout homme et toute femme que s'est développée
au cours des siècles une histoire extraordinaire de la charité, qui a
introduit dans la vie ecclésiale et civile de nombreuses institutions mises au
service de la vie qui suscitent l'admiration de tout observateur non prévenu.
C'est une histoire que chaque communauté chrétienne doit continuer à écrire par
une action pastorale et sociale multiple, avec un sens renouvelé de la
responsabilité. A cette fin, on doit mettre en œuvre des formes raisonnables et
efficaces d'accompagnement de la vie naissante, en étant spécialement
proche des mères qui, même sans le soutien du père, ne craignent pas de mettre
au monde leur enfant et de l'élever. On prendra le même soin de la vie dans la
marginalité ou dans la souffrance, spécialement dans les phases terminales.
88.
Tout cela comporte une action éducative patiente et courageuse qui
incite chacun à porter les fardeaux des autres (cf. Ga 6, 2); cela
requiert une promotion soutenue des vocations au service, en particulier
chez les jeunes; cela implique la réalisation d'initiatives et de projets concrets,
stables et inspirés par l'Evangile.
Il y a beaucoup
de moyens à mettre en valeur avec compétence et sérieux dans
l'engagement. En ce qui concerne les débuts de la vie, les centres pour les
méthodes naturelles de régulation de la fertilité sont à promouvoir comme
des appuis solides à la paternité et à la maternité responsables, par
lesquelles toute personne, à commencer par l'enfant, est reconnue et respectée
pour elle-même et tout choix est motivé et guidé à l'aune du don total de soi. Les
conseillers conjugaux et familiaux, par leur action spécifique de conseil
et de prévention, déployée à la lumière d'une anthropologie en harmonie avec la
conception chrétienne de la personne, du couple et de la sexualité, constituent
aussi des auxiliaires précieux pour redécouvrir le sens de l'amour et de la
vie, et pour soutenir et accompagner chaque famille dans sa mission de «
sanctuaire de la vie ». Les centres d'aide à la vie et les maisons ou
centres d'accueil de la vie se mettent aussi au service de la vie
naissante. Par leur action, de nombreuses mères célibataires et de nombreux
couples en difficulté retrouvent des raisons de vivre et des convictions en
obtenant aide et soutien pour surmonter leurs difficultés et leurs craintes
devant l'accueil d'une vie à naître ou à peine venue au monde.
Face à des
situations de gêne, de déviance, de maladie et de marginalité, d'autres
structures comme les communautés de réhabilitation des toxicomanes, les
communautés d'hébergement de mineurs ou de malades mentaux, les centres de soin
et d'accueil des malades du SIDA, les associations de solidarité surtout pour
les personnes handicapées sont une expression éloquente de ce que la
charité sait inventer pour donner à chacun de nouvelles raisons d'espérer et
des possibilités concrètes de vivre.
Enfin, quand
l'existence terrestre arrive à son terme, c'est encore à la charité de trouver
les modalités les plus adaptées pour que les personnes âgées, spécialement
si elles sont dépendantes, et les malades en phase terminale puissent
bénéficier d'une assistance vraiment humaine et recevoir les réponses qui
conviennent à leurs besoins, en particulier en ce qui concerne leurs angoisses
et leur solitude. Dans ces cas, le rôle des familles est irremplaçable; mais
les familles peuvent trouver un appui considérable dans les structures sociales
d'assistance et, quand c'est nécessaire, dans le recours aux soins
palliatifs, en faisant appel aux services sanitaires et sociaux appropriés
qui exercent leur activité dans des centres de séjour ou de soins publics ou à
domicile.
En particulier,
on doit reconsidérer le rôle des hôpitaux, des cliniques et des maisons
de soin: leur véritable identité n'est pas seulement celle d'institutions
où l'on s'occupe des malades ou des mourants, mais avant tout celle de milieux
où la douleur, la souffrance et la mort sont reconnues et interprétées dans
leur sens proprement humain et spécifiquement chrétiens. D'une façon spéciale,
cette identité doit apparaître clairement et efficacement dans les instituts
dépendant de religieux ou liés en quelque autre manière à l'Église.
89.
Ces structures et ces lieux de service de la vie, ainsi que toutes les autres
initiatives de soutien et de solidarité que les circonstances pourront suggérer
dans chaque cas, ont besoin d'être animés par des personnes généreusement
disponibles et profondément conscientes de l'importance de l'Evangile de la
vie pour le bien des individus et de la société.
Une
responsabilité spécifique est confiée au personnel de santé: médecins,
pharmaciens, infirmiers et infirmières, aumôniers, religieux et religieuses,
administrateurs et bénévoles. Leurs professions en font des gardiens et des serviteurs
de la vie humaine. Dans le contexte culturel et social actuel, où la science et
l'art médical risquent de faire oublier leur dimension éthique naturelle, ils
peuvent être parfois fortement tentés de se transformer en agents de
manipulation de la vie ou même en artisans de mort. Face à cette tentation,
leur responsabilité est aujourd'hui considérablement accrue; elle puise son
inspiration la plus profonde et trouve son soutien le plus puissant justement
dans la dimension éthique des professions de santé, dimension qui leur est
intrinsèque et qu'on ne peut négliger, comme le reconnaissait déjà l'antique serment
d'Hippocrate, toujours actuel, qui demande à tout médecin de s'engager à
respecter absolument la vie humaine et son caractère sacré.
Le respect absolu
de toute vie humaine innocente exige aussi l'exercice de l'objection de
conscience face à l'avortement provoqué et à l'euthanasie. « Faire mourir »
ne peut jamais être considéré comme un soin médical, même si l'intention était
seulement de répondre à une demande du patient: c'est au contraire la négation
des professions de santé, qui se définissent comme un « oui » passionné et
tenace à la vie. La recherche biomédicale elle-même, domaine fascinant et
annonciateur de grands bienfaits nouveaux pour l'humanité, doit toujours
refuser des expérimentations, des re- cherches ou des applications qui, niant
la dignité inviolable de l'être humain, cessent d'être au service des hommes et
se transforment en réalités qui les oppriment tout en paraissant leur venir en
aide.
90.
Les personnes engagées dans le bénévolat sont appelées à jouer un rôle
spécifique: elles apportent une contribution précieuse au service de la vie
quand elles allient compétence professionnelle et amour généreux et gratuit. L'Evangile
de la vie les pousse à élever leurs sentiments de simple philanthropie à la
hauteur de la charité du Christ; à reconquérir chaque jour, dans le labeur et
la fatigue, la conscience de la dignité de tout homme; à aller à la découverte
des besoins des personnes en ouvrant, s'il le faut, de nouvelles voies là où le
besoin se fait le plus urgent et là où l'attention et le soutien sont les plus
déficients.
Le réalisme
tenace de la charité exige que l'on propage l'Evangile de la vie également
par des types d'animation sociale et d'engagement politique, où l'on
défende et où l'on mette en avant la valeur de la vie dans nos sociétés
toujours plus marquées par la complexité et le pluralisme. Individus, fa-
milles, groupes, entités associatives ont, à des titres et selon des modes
divers, une responsabilité dans l'animation sociale et dans l'élaboration de
projets culturels, économiques, politiques et législatifs qui contribuent, dans
le respect de tous et selon la logique de la vie sociale démocratique, à édifier
une société dans laquelle la dignité de chaque personne soit reconnue et
protégée, et la vie de tous défendue et promue.
Cette tâche
repose en particulier sur les responsables de la vie publique. Appelés à
servir l'homme et le bien commun, ils ont le devoir de faire des choix
courageux en faveur de la vie, surtout dans le domaine des dispositions
législatives. Dans un régime démocratique, où les lois et les décisions
sont déterminées sur la base d'un large consensus, le sens de la responsabilité
personnelle peut se trouver atténué dans la conscience des personnes qui ont
une part d'autorité. Mais on ne peut jamais abdiquer cette responsabilité,
surtout quand on a reçu un mandat législatif ou impliquant des décisions,
mandat qui appelle à répondre devant Dieu, devant sa conscience et devant la
société tout entière de choix éventuellement contraires au bien commun
authentique. Si les lois ne sont pas le seul moyen de défendre la vie humaine,
elles jouent cependant un rôle de grande importance et parfois déterminant dans
la formation des mentalités et des habitudes. Je répète encore une fois qu'une
norme qui viole le droit naturel d'un innocent à la vie est injuste et que,
comme telle, elle ne peut avoir force de loi. Aussi, je renouvelle avec vigueur
mon appel à tous les hommes politiques afin qu'ils ne promulguent pas de lois
qui, méconnaissant la dignité de la personne, minent à la racine la vie même de
la société civile.
L'Eglise sait
que, dans le contexte de démocraties pluralistes, en raison de la présence de
courants culturels forts de tendances différentes, il est difficile de réaliser
efficacement une défense légale de la vie. Toutefois, mue par la certitude que
la vérité morale ne peut pas rester sans écho dans l'intime des consciences,
elle encourage les hommes politiques, à commencer par ceux qui sont chrétiens,
à ne pas se résigner et à faire les choix qui, compte tenu des possibilités
concrètes, conduisent à rétablir un ordre juste dans l'affirmation et la
promotion de la valeur de la vie. Dans cette perspective, il faut noter qu'il
ne suffit pas d'éliminer les lois iniques. Il faut combattre les causes qui
favorisent des attentats contre la vie, surtout en assurant à la famille et à
la maternité le soutien qui leur est dû: la politique familiale doit
être le pivot et le moteur de toutes les politiques sociales. C'est
pourquoi il faut lancer des initiatives sociales et législatives capables de
garantir des conditions de liberté authentique dans les choix concernant la
paternité et la maternité; en outre, il est nécessaire de revoir la conception
des poli- tiques du travail, de la vie urbaine, du logement et des services,
afin que l'on puisse concilier le temps du travail et le temps réservé à la
famille, et qu'il soit effectivement possible de s'occuper de ses enfants et
des personnes âgées.
91.
Les problèmes démographiques constituent aujourd'hui un aspect important
de la politique pour la vie. Les pouvoirs publics ont certes la responsabilité
de prendre des initiatives « pour orienter la démographie de la population »;
(114) mais ces initiatives doivent toujours présupposer et respecter la
responsabilité première et inaliénable des époux et des familles; elles ne
peuvent inclure le recours à des méthodes non respectueuses de la personne et
de ses droits fondamentaux, à commencer par le droit à la vie de tout être
humain innocent. Il est donc moralement inaccep- table que, pour la régulation
des naissances, on encourage ou on aille jusqu'à imposer l'usage de moyens
comme la contraception, la stérilisation et l'avortement.
Il y a bien
d'autres façons de résoudre le problème démographique: les gouvernements et les
diverses institutions internationales doivent tendre avant tout à la création
de conditions économiques, sociales, médicales, sanitaires et culturelles qui
permettent aux époux de faire leurs choix dans le domaine de la procréation en
toute liberté et avec une vraie responsabilité; ils doivent ensuite s'efforcer
d'« augmenter les moyens et de distribuer avec une plus grande justice la
richesse pour que tous puissent participer équitablement aux biens de la
création. Il faut trouver des solutions au niveau mondial, en instaurant une
véritable économie de communion et de participation aux biens, tant dans
l'ordre international que national ».(115) C'est la seule voie qui respecte la
dignité des personnes et des familles, ainsi que l'authentique patrimoine
culturel des peuples.
Le service de
l'Evangile de la vie est donc vaste et complexe. Il nous apparaît
toujours plus comme un cadre appréciable, favorable à une collaboration
concrète avec les frères d'autres Eglises et d'autres Communautés ecclésiales,
dans la ligne de l'œcuménisme des œuvres que le Concile Vatican II a
encouragé avec autorité.(116) En outre, le service de l'Evangile de la vie
se présente comme un espace providentiel pour le dialogue et la collaboration
avec les croyants d'autres religions et avec tous les hommes de bonne volonté: la
défense et la promotion de la vie ne sont le monopole de personne mais bien le
devoir et la responsabilité de tous. Le défi auquel nous devons faire face,
à la veille du troisième millénaire, est ardu: seule la coopération harmonieuse
de tous ceux qui croient dans la valeur de la vie pourra éviter un échec de la
civilisation, aux conséquences imprévisibles.
« Des fils, voilà ce que donne le Seigneur,
récompense, que le fruit des entrailles » (Ps 127 126, 3): la
famille « sanctuaire de la vie »
92.
A l'intérieur du « peuple de la vie et pour la vie », la responsabilité de
la famille est déterminante: c'est une responsabilité qui résulte de sa
nature même — qui consiste à être une communauté de vie et d'amour, fondée sur
le mariage — et de sa mission de « garder, de révéler et de communiquer l'amour
».(117) Il s'agit précisément de l'amour même de Dieu, dont les parents sont
faits les coopérateurs et comme les interprètes dans la transmission de la vie
et dans l'éducation, suivant le projet du Père.(118) C'est donc un amour qui se
fait gratuité, accueil, don: dans la famille, chacun est reconnu, respecté et
honoré parce qu'il est une personne, et, si quelqu'un a davantage de besoins,
l'attention et les soins qui lui sont portés se font plus intenses.
La famille a un
rôle a jouer tout au long de l'existence de ses membres, de la naissance à la
mort. Elle est véritablement « le sanctuaire de la vie..., le lieu où la
vie, don de Dieu, peut être convenablement accueillie et protégée contre les
nombreuses attaques auxquelles elle est exposée, le lieu où elle peut se
développer suivant les exigences d'une croissance humaine authentique ».(119)
C'est pourquoi le rôle de la famille est déterminant et irremplaçable pour
bâtir la culture de la vie.
Comme Eglise
domestique, la famille a vocation d'annoncer, de célébrer et de servir l'Evangile
de la vie. C'est une mission qui concerne avant tout les époux, appelés à
transmettre la vie, en se fondant sur une conscience sans cesse
renouvelée du sens de la génération, en tant qu'événement privilégié
dans lequel est manifesté le fait que la vie humaine est un don reçu pour
être à son tour donné. Dans la procréation d'une vie nouvelle, les parents
se rendent compte que l'enfant, « s'il est le fruit de leur don réciproque
d'amour devient, à son tour, un don pour tous les deux: un don qui jaillit du
don! ».(120)
C'est surtout
par l'éducation des enfants que la famille remplit sa mission d'annoncer
l'Evangile de la vie. Par la parole et par l'exemple, dans les rapports
et les choix quotidiens, et par leurs gestes et leurs signes concrets, les
parents initient leurs enfants à la liberté authentique qui s'exerce dans le
don total de soi et ils cultivent en eux le respect d'autrui, le sens de la
justice, l'accueil bienveillant, le dialogue, le service généreux, la
solidarité et toutes les autres valeurs qui aident à vivre la vie comme un don.
L'action éducative des parents chrétiens doit servir la foi des enfants et les
aider à répondre à la vocation qu'ils reçoivent de Dieu. Il entre aussi dans la
mission éducative des parents d'enseigner à leurs enfants le vrai sens de la
souffrance et de la mort, et d'en témoigner auprès d'eux: ils le pourront s'ils
savent être attentifs à toutes les souffrances qu'ils rencontrent autour d'eux
et, avant tout, s'ils savent, dans leur milieu familial, se montrer
concrètement proches des malades et des personnes âgées, les assister et
partager avec eux.
93.
En outre, la famille célèbre l'Evangile de la vie par la prière quotidienne,
personnelle et familiale: dans la prière, elle loue et remercie le Seigneur
pour le don de la vie, et elle invoque lumière et force pour affronter les
moments de difficulté et de souffrance, sans jamais perdre l'espérance. Mais la
célébration qui donne son sens à toute autre forme de prière et de culte, c'est
celle qui s'exprime dans l'existence quotidienne même de la famille, si
elle est faite d'amour et de don de soi.
La célébration
devient ainsi service de l'Evangile de la vie, qui s'exprime par la solidarité,
vécue dans la famille et autour d'elle comme une attention délicate,
éveillée et bienveillante dans les petites et les humbles actions de chaque
jour. La solidarité s'exprime d'une manière particulière lorsque les familles
sont disponibles pour adopter ou se voir confier des enfants abandonnés
par leurs parents ou se trouvant dans des situations graves. L'amour paternel
et maternel véritable sait aller au-delà des liens de la chair et du sang et
accueillir aussi des enfants d'autres familles, leur apportant tout ce qui leur
est nécessaire pour vivre et s'épanouir pleinement. Parmi les formes
d'adoption, l'adoption à distance (parrainage) mérite d'être proposée,
de préférence dans les cas où l'abandon a pour seul motif les conditions de
grande pauvreté de la famille. Ce mode d'adoption permet en effet d'offrir aux
parents l'aide nécessaire pour entretenir et pour éduquer leurs enfants, sans
devoir les arracher à leur milieu naturel.
Comprise comme
« la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun
»,(121) la solidarité demande à être pratiquée également dans des modes de participation
à la vie sociale et politique. Par conséquent, le service de l'Evangile
de la vie suppose que les familles, spécialement par leur participation à
des associations, s'emploient à obtenir que les lois et les institutions de
l'Etat ne lèsent en aucune façon le droit à la vie, de la conception à la mort
naturelle, mais le défendent et le soutiennent.
94.
On doit accorder aux personnes âgées une place particulière. Dans
certaines cultures, la personne plus avancée en âge demeure intégrée dans la
famille avec un rôle actif important, mais dans d'autres cultures, le vieillard
est considéré comme un poids inutile et on l'abandonne à lui-même: dans ce
genre de situation, la tentation de recourir à l'euthanasie peut se présenter
plus facilement.
La
marginalisation ou même le rejet des personnes âgées sont intolérables. Leur
présence en famille, ou du moins la présence proche de la famille lorsque
l'étroitesse des logements ou d'autres motifs ne laissent pas d'autre solution,
sont d'une importance essentielle pour créer un climat d'échange mutuel et de
communication enrichissante entre les différentes générations. Il importe donc
que l'on maintienne une sorte de « pacte » entre les générations, ou qu'on le
rétablisse quand il a disparu, afin que les parents âgés, parvenus au terme de
leur route, puissent trouver chez leurs enfants l'accueil et la solidarité
qu'ils ont eux- même pratiqués envers eux à leur entrée dans la vie: c'est là
une exigence du commandement divin d'honorer son père et sa mère (cf. Ex 20,
12; Lv 19, 3). Mais il y a plus. La personne âgée n'est pas seulement à
considérer comme l'objet d'une attention proche et serviable. Elle a pour sa
part une contribution précieuse à apporter à l'Evangile de la vie. Grâce
au riche patrimoine d'expérience acquise au long des années, elle peut et elle
doit transmettre la sagesse, rendre témoignage de l'espérance et de la
charité.
S'il est vrai
que « l'avenir de l'humanité passe par la famille »,(122) on doit reconnaître
qu'actuellement les conditions sociales, économiques et culturelles rendent
souvent plus difficile et plus laborieux l'engagement de la famille à être au
service de la vie. Pour qu'elle puisse répondre à sa vocation de « sanctuaire
de la vie », comme cellule d'une société qui aime et accueille la vie, il est
nécessaire et urgent que la famille elle-même soit aidée et soutenue. Les
sociétés et les Etats doivent assurer tout le soutien nécessaire, y compris sur
le plan économique, pour que les familles puissent faire face à leurs problèmes
de la manière la plus humaine. Pour sa part, l'Eglise doit promouvoir
inlassablement une pastorale familiale capable d'amener chaque famille à
redécouvrir sa mission à l'égard de l'Evangile de la vie et de la vivre
avec courage et avec joie.
« Conduisez-vous en enfants de lumière » (Ep
5, 8): réaliser un tournant culturel
95.
« Conduisez-vous en enfants de lumière... Discernez ce qui plaît au Seigneur,
et ne prenez aucune part aux œuvres stériles des ténèbres » (Ep 5,
8.10-11). Dans la situation sociale actuelle, marquée par un affrontement
dramatique entre la « culture de la vie » et la « culture de la mort », il faut
développer un sens critique aigu, permettant de discerner les vraies
valeurs et les besoins authentiques.
Il est urgent
de se livrer à une mobilisation générale des consciences et à un
effort commun d'ordre éthique, pour mettre en œuvre une grande stratégie
pour le service de la vie. Nous devons construire tous ensemble une nouvelle
culture de la vie: nouvelle, parce qu'elle sera en mesure d'aborder et de
résoudre les problèmes inédits posés aujourd'hui au sujet de la vie de l'homme;
nouvelle, parce qu'elle sera adoptée avec une conviction forte et active par
tous les chrétiens; nouvelle, parce qu'elle sera capable de susciter un débat
culturel sérieux et courageux avec tous. L'urgence de ce tournant culturel
tient à la situation historique que nous traversons, mais elle provient surtout
de la mission même d'évangélisation qui est celle de l'Eglise. En effet,
l'Evangile vise à « transformer du dedans, à rendre neuve l'humanité elle-même
»; (123) il est comme le levain qui fait lever toute la pâte (cf. Mt 13,
33) et, comme tel, il est destiné à imprégner toutes les cultures et à les
animer de l'intérieur,(124) afin qu'elles expriment la vérité tout entière sur
l'homme et sur sa vie.
On doit
commencer par renouveler la culture de la vie à l'intérieur des communautés
chrétiennes elles-mêmes. Les croyants, même ceux qui par- ticipent
activement à la vie ecclésiale, tombent trop souvent dans une sorte de
dissociation entre la foi chrétienne et ses exigences éthiques à l'égard de la
vie, en arrivant ainsi au subjectivisme moral et à certains comportements
inacceptables. Il faut alors nous interroger, avec beaucoup de lucidité et de
courage, sur la nature de la culture de la vie répandue aujourd'hui parmi les
chrétiens, les familles, les groupes et les communautés de nos diocèses. Avec
la même clarté et la même résolution, nous devons déterminer les actes que nous
sommes appelés à accomplir pour servir la vie dans la plénitude de sa vérité.
En même temps, il nous faut conduire un débat sérieux et approfondi avec tous,
y compris avec les non-croyants, sur les problèmes fondamentaux de la vie
humaine, dans les lieux où s'élabore la pensée, comme dans les divers milieux
professionnels et là où se déroule l'existence quotidienne de chacun.
96.
La première action fondamentale à mener pour parvenir à ce tournant culturel
est la formation de la conscience morale au sujet de la valeur
incommensurable et inviolable de toute vie humaine. Il est d'une suprême
importance de redécouvrir le lien inséparable entre la vie et la liberté. Ce
sont des biens indissociables: quand l'un de ces biens est lésé, l'autre finit
par l'être aussi. Il n'y a pas de liberté véritable là où la vie n'est pas
accueillie ni aimée; et il n'y a pas de vie en plénitude sinon dans la liberté.
Ces deux réalités ont enfin un point de référence premier et spécifique qui les
relie indissolublement: la vocation à l'amour. Cet amour, comme don total de
soi,(125) représente le sens le plus authentique de la vie et de la liberté de
la personne.
Pour la formation
de la conscience, la redécouverte du lien constitutif qui unit la liberté à
la vérité n'est pas moins déterminante. Comme je l'ai dit bien des fois,
séparer radicalement la liberté de la vérité objective empêche d'établir les
droits de la personne sur une base rationnelle solide, et cela ouvre dans la
société la voie au risque de l'arbitraire ingouvernable des individus ou au
totalitarisme mortifère des pouvoirs publics.(126)
Il est
essentiel, ensuite, que l'homme reconnaisse l'évidence originelle de sa
condition de créature, qui reçoit de Dieu l'être et la vie comme un don et une
tâche: c'est seulement en acceptant sa dépendance première dans l'être que
l'homme peut réaliser la plénitude de sa vie et de sa liberté, et en même temps
respecter intégralement la vie et la liberté de toute autre personne. On
découvre ici surtout que « au centre de toute culture se trouve l'attitude que
l'homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de Dieu ».(127) Quand
Dieu est nié et quand on vit comme s'Il n'existait pas, ou du moins sans tenir
compte de ses commandements, on finit vite par nier ou par compromettre la
dignité de la personne humaine et l'inviolabilité de sa vie.
97.
A la formation de la conscience, se rattache étroitementl'action éducative, qui
aide l'homme à être toujours plus homme, qui l'introduit toujours plus avant
dans la vérité, qui l'oriente vers un respect croissant de la vie, qui le forme
à entretenir avec les personnes de justes relations.
Il est en
particulier nécessaire d'éduquer à la valeur de la vie, en commençant par
ses propres ra- cines. Il serait illusoire de penser que l'on puisse
construire une vraie culture de la vie humaine sans aider les jeunes à
comprendre et à vivre la sexualité, l'amour et toute l'existence, en en
reconnaissant le sens réel et l'étroite interdépendance. La sexualité, richesse
de toute la personne, « manifeste sa signification intime en portant... au don
de soi dans l'amour ».(128) La banalisation de la sexualité figure parmi les
principaux facteurs qui sont à l'origine du mépris pour la vie naissante: seul
un amour véritable sait préserver la vie. On ne peut donc se dispenser de
proposer, surtout aux adolescents et aux jeunes, une authentique éducation à
la sexualité et à l'amour, une éducation comprenant la formation à la
chasteté, vertu qui favorise la maturité de la personne et la rend capable
de respecter le sens « sponsal » du corps.
La démarche de
l'éducation à la vie comporte la formation des époux à la procréation
responsable. Dans sa portée réelle, celle-ci suppose que les époux se
soumettent à l'appel du Seigneur et agissent en interprètes fidèles de sa
volonté: il en est ainsi quand ils ouvrent généreusement leur famille à de
nouvelles vies, demeurant de toute manière dans une attitude d'ouverture et de
service à l'égard de la vie, même lorsque, pour des motifs sérieux et dans le
respect de la loi morale, les époux choisissent d'éviter une nouvelle
grossesse, temporairement ou pour un temps indéterminé. La loi morale les oblige
en tout cas à maîtriser les tendances de leurs instincts et de leurs passions
et à respecter les lois biologiques inscrites dans leurs personnes. C'est
précisément cette attitude qui rend légitime, pour aider l'exercice de la
responsabilité dans la procréation, le recours aux méthodes naturelles de
régulation de la fertilité: scientifiquement, elles ont été précisées de
mieux en mieux et elles offrent des possibilités concrètes pour des choix qui
soient en harmonie avec les valeurs morales. Une observation honnête des
résultats obtenus devrait faire tomber les préjugés encore trop répandus et
convaincre les époux, de même que le personnel de santé et les services
sociaux, de l'importance d'une formation adéquate dans ce domaine. L'Eglise est
reconnaissante envers ceux qui, au prix d'un dévouement et de sacrifices
personnels souvent méconnus, s'engagent dans la recherche sur ces méthodes et
dans leur diffusion, en développant en même temps l'éducation aux valeurs
morales que suppose leur emploi.
La démarche éducative
ne peut manquer de prendre aussi en considération la souffrance et la mort. En réalité, elles font
partie de l'expérience humaine et il est vain autant qu'erroné de chercher à
les occulter ou à les écarter. Au contraire, chacun doit être aidé à en saisir
le mystère profond, dans sa dure réalité concrète. Même la douleur et la
souffrance ont un sens et une valeur, quand elles sont vécues en rapport étroit
avec l'amour reçu et donné. Dans cette perspective, j'ai voulu que soit
célébrée chaque année la Journée mondiale des Malades, soulignant « le
caractère salvifique de l'offrande de la souffrance qui, si elle est vécue en
communion avec le Christ, appartient à l'essence même de la Rédemption ».(129)
D'ailleurs, la mort ellemême est tout autre chose qu'une aventure sans
espérance: elle est la porte de l'existence qui s'ouvre sur l'éternité, et,
pour ceux qui la vivent dans le Christ, elle est l'expérience de la
participation à son mystère de mort et de résurrection.
98.
En somme, nous pouvons dire que le tournant culturel ici souhaité exige de tous
le courage d'entrer dans un nouveau style de vie qui adopte une juste
échelle des valeurs comme fondement des choix concrets, aux niveaux personnel,
familial, social et international: la primauté de l'être sur l'avoir,(130)
de la personne sur les choses.(131) Ce mode de vie renouvelé suppose
aussi le passage de l'indifférence à l'intérêt envers autrui et du
rejet à l'accueil: les autres ne sont pas des concurrents dont il faudrait
se défendre, mais des frères et des sœurs dont on doit être solidaire; il faut
les aimer pour eux-mêmes; ils nous enrichissent par leur présence même.
Personne ne
doit se sentir exclu de cette mobilisation pour une nouvelle culture de la vie:
tous ont un rôle important à jouer. Avec celle des familles, la mission
des enseignants et des éducateurs est particulièrement précieuse.
Il dépend largement d'eux que les jeunes, formés à une liberté véritable,
sachent garder en eux-mêmes et répandre autour d'eux des idéaux de vie
authentiques, et qu'ils sachent grandir dans le respect et dans le service de
toute personne, en famille et dans la société.
De même, les
intellectuels peuvent faire beaucoup pour édifier une nouvelle culture de
la vie humaine. Les intellectuels catholiques ont un rôle particulier,
car ils sont appelés à se rendre activement présents dans les lieux privilégiés
où s'élabore la culture, dans le monde de l'école et de l'université, dans les
milieux de la recherche scientifique et technique, dans les cercles de création
artistique et de réflexion humaniste. Nourrissant leur inspiration et leur
action à la pure sève de l'Evangile, ils doivent s'employer à favoriser une
nouvelle culture de la vie, par la production de contributions sérieuses, bien
informées et susceptibles de s'imposer par leur valeur à l'attention et au
respect de tous. Précisément dans cette perspective, j'ai institué l'Académie
pontificale pour la Vie, dans le but « d'étudier, d'informer et de donner
une formation en ce qui concerne les principaux problèmes de la bio-médecine et
du droit, relatifs à la promotion et à la défense de la vie, surtout dans le
rapport direct qu'ils entretiennent avec la morale chrétienne et les directives
du Magistère de l'Eglise ».(132) Les Universités fourniront aussi un
apport spécifique, les Universités catholiques en particulier, de même
que les Centres, Instituts et Comités de bioéthique.
Les divers acteurs
des moyens de communication sociale ont une grande et grave responsabilité:
il leur faut faire en sorte que les messages transmis avec beaucoup
d'efficacité contribuent à la culture de la vie. C'est ainsi qu'ils doivent
présenter des exemples de vie élevés et nobles, donner une place à des
témoignages positifs et parfois héroïques d'amour pour l'homme, proposer les
valeurs de la sexualité et de l'amour avec un grand respect, sans se complaire
dans ce qui corrompt et avilit la dignité de l'homme. Dans la lecture de la
réalité, ils doivent refuser de mettre en relief ce qui peut suggérer ou
aggraver des sentiments ou des attitudes d'indifférence, de mépris ou de refus
envers la vie. Tout en restant scrupuleusement fidèles à la vérité des faits,
il leur appartient d'allier la liberté de l'information au respect de toutes
les personnes et à une profonde humanité.
99.
Pour obtenir ce tournant culturel en faveur de la vie, la pensée et l'action
des femmes jouent un rôle unique et sans doute déterminant: il leur
revient de promouvoir un « nouveau féminisme » qui, sans succomber à la
tentation de suivre les modèles masculins, sache reconnaître et exprimer le
vrai génie féminin dans toutes les manifestations de la vie en société,
travaillant à dépasser toute forme de discrimination, de violence et
d'exploitation.
Reprenant le
message final du Concile Vatican II, j'adresse moi aussi aux femmes cet appel
pressant: « Réconciliez les hommes avec la vie ».(133) Vous êtes
appelées à témoigner du sens de l'amour authentique, du don de soi et de
l'accueil de l'autre qui se réalisent spécifiquement dans la relation
conjugale, mais qui doivent animer toute autre relation interpersonnelle.
L'expérience de la maternité renforce en vous une sensibilité aiguë pour la
personne de l'autre et, en même temps, vous confère une tâche particulière: «
La maternité comporte une communion particulière avec le mystère de la vie qui
mûrit dans le sein de la femme... Ce genre unique de contact avec le nouvel
être humain en gestation crée, à son tour, une attitude envers l'homme — non
seulement envers son propre enfant mais envers l'homme en général — de nature à
caractériser profondément toute la personnalité de la femme ».(134) En effet,
la mère accueille et porte en elle un autre, elle lui permet de grandir en
elle, lui donne la place qui lui revient en respectant son altérité. Ainsi, la
femme perçoit et enseigne que les relations humaines sont authentiques si elles
s'ouvrent à l'accueil de la personne de l'autre, reconnue et aimée pour la
dignité qui résulte du fait d'être une personne et non pour d'autres facteurs
comme l'utilité, la force, l'intelligence, la beauté, la santé. Telle est la
contribution fondamentale que l'Eglise et l'humanité attendent des femmes.
C'est un préalable indispensable à ce tournant culturel authentique.
Je voudrais
adresser une pensée spéciale à vous, femmes qui avez eu recours à
l'avortement. L'Eglise sait combien de conditionnements ont pu peser sur
votre décision, et elle ne doute pas que, dans bien des cas, cette décision a
été douloureuse, et même dramatique. Il est probable que la blessure de votre âme
n'est pas encore refermée. En réalité, ce qui s'est produit a été et demeure
profondément injuste. Mais ne vous laissez pas aller au découragement et ne
renoncez pas à l'espérance. Sachez plutôt comprendre ce qui s'est passé et
interprétez-le en vérité. Si vous ne l'avez pas encore fait, ouvrez-vous avec
humilité et avec confiance au repentir: le Père de toute miséricorde vous
attend pour vous offrir son pardon et sa paix dans le sacrement de la
réconciliation. C’est à ce même Père et à sa miséricorde qu’avec
espérance vous pouvez confier votre enfant. Avec
l'aide des conseils et de la présence de personnes amies compétentes, vous
pourrez faire partie des défenseurs les plus convaincants du droit de tous à la
vie par votre témoignage douloureux. Dans votre engagement pour la vie,
éventuellement couronné par la naissance de nouvelles créatures et exercé par
l'accueil et l'attention envers ceux qui ont le plus besoin d'une présence
chaleureuse, vous travaillerez à instaurer une nouvelle manière de considérer
la vie de l'homme.
100.
Dans ce grand effort pour une nouvelle culture de la vie, nous sommes soutenus
et animés par l'assurance de savoir que l'Evangile de la vie, comme
le Royaume de Dieu, grandit et donne des fruits en abondance (cf. Mc 4,
26-29). Certes, la disproportion est énorme entre les moyens considérables et
puissants dont sont dotées les forces qui travaillent pour la « culture de la
mort » et les moyens dont disposent les promoteurs d'une « culture de la vie et
de l'amour ». Mais nous savons pouvoir compter sur l'aide de Dieu, à qui rien
n'est impossible (cf. Mt 19, 26).
Ayant cette
certitude au cœur et animé par une sollicitude inquiète pour le sort de chaque
homme et de chaque femme, je répète aujourd'hui à tous ce que j'ai dit aux
familles engagées dans leurs tâches rendues difficiles par les embûches qui les
menacent: (135) une grande prière pour la vie, qui parcourt le monde
entier, est une urgence. Que, par des initiatives extraordinaires et
dans la prière habituelle, une supplication ardente s'élève vers Dieu, Créateur
qui aime la vie, de toutes les communautés chrétiennes, de tous les groupes ou
mouvements, de toutes les familles, du cœur de tous les croyants! Par son
exemple, Jésus nous a lui-même montré que la prière et le jeûne sont les armes
principales et les plus efficaces contre les forces du mal (cf. Mt 4,
1-11) et il a appris à ses disciples que certains démons ne peuvent être
chassés que de cette manière (cf. Mc 9, 29). Retrouvons donc l'humilité
et le courage de prier et de jeûner, pour obtenir que la force qui vient
du Très-Haut fasse tomber les murs de tromperies et de mensonges qui cachent
aux yeux de tant de nos frères et sœurs la nature perverse de comportements et
de lois hostiles à la vie, et qu'elle ouvre leurs cœurs à des résolutions et à
des intentions inspirées par la civilisation de la vie et de l'amour.
« Tout ceci, nous vous l'écrivons pour que notre
joie soit complète » (1 Jn 1, 4): l'Evangile de la vie est pour
la cité des hommes
101.
« Tout ceci, nous vous l'écrivons pour que notre joie soit complète » (1 Jn 1,
4). La révélation de l'Evangile de la vie nous est donnée comme un bien
à communiquer à tous, afin que tous les hommes soient en communion avec nous et
avec la Trinité (cf. 1 Jn 1, 3). Nous non plus, nous ne pourrions être
dans la joie complète si nous ne communiquions cet Evangile aux autres, si nous
le gardions pour nous-mêmes.
L'Evangile
de la vie n'est pas exclusivement réservé aux croyants, il est pour
tous. La question de la vie, de sa défense et de sa promotion n'est pas la
prérogative des seuls chrétiens. Même si elle reçoit de la foi une lumière et
une force extraordinaires, elle appartient à toute conscience humaine qui
aspire à la vérité et qui a le souci attentif du sort de l'humanité. Il y a
assurément dans la vie une valeur sacrée et religieuse, mais en aucune manière
on ne peut dire que cela n'interpelle que les croyants: en effet, il s'agit d'une
valeur que tout être humain peut saisir à la lumière de la raison et qui
concerne nécessairement tout le monde.
Par conséquent,
notre action de « peuple de la vie et pour la vie » demande à être comprise de
manière juste et accueillie avec sympathie. Quand l'Église déclare que le
respect inconditionnel du droit à la vie de toute personne innocente — depuis
sa conception jusqu'à sa mort naturelle — est un des piliers sur lesquels
repose toute société civile, elle « désire seulement promouvoir un Etat
humain. Un Etat qui reconnaisse que son premier devoir est la défense des
droits fondamentaux de la personne humaine, spécialement les droits du plus
faible ».(136)
L'Evangile
de la vie est pour la cité des hommes. Agir en faveur de la vie, c'est
contribuer au renouveau de la société par la réalisation du bien commun.
En effet, il n'est pas possible de réaliser le bien commun sans reconnaître et
protéger le droit à la vie, sur lequel se fondent et se déve- loppent tous les
autres droits inaliénables de l'être humain. Et une société ne peut avoir un
fondement solide si, tout en affirmant des valeurs comme la dignité de la
personne, la justice et la paix, elle se contredit radicalement en acceptant ou
en tolérant les formes les plus diverses de mépris ou d'atteintes à la vie
humaine, surtout quand elle est faible ou marginalisée. Seul le respect de la
vie peut fonder et garantir les biens les plus précieux et les plus nécessaires
de la société, comme la démocratie et la paix.
En effet, il ne
peut y avoir de vraie démocratie si l'on ne reconnaît pas la dignité de
toute personne et si l'on n'en respecte pas les droits.
Il ne peut y
avoir non plus une vraie paix si l'on ne défend pas et si l'on ne
soutient pas la vie, comme le rappelait Paul VI: « Tout crime contre la vie
est un attentat contre la paix, surtout s'il porte atteinte aux mœurs du
peuple... Alors que là où les droits de l'homme sont réellement professés et
publiquement reconnus et défendus, la paix devient l'atmosphère joyeuse et
efficace de la vie en société ».(137)
Le « peuple de
la vie » est heureux de pouvoir partager avec tant d'autres personnes ses
engagements; et ainsi sera toujours plus nombreux le « peuple pour la vie », et
la nouvelle culture de l'amour et de la solidarité pourra se développer pour le
vrai bien de la cité des hommes.
>
CONCLUSION
102.
Au terme de cette Encyclique, le regard revient spontanément vers le Seigneur
Jésus, vers « l'Enfant qui nous est né » (cf. Is 9, 5), pour contempler
en lui « la Vie » qui « s'est manifestée » (1 Jn 1, 2). Dans le mystère
de cette naissance, s'accomplit la rencontre de Dieu avec l'homme et commence
le chemin du Fils de Dieu sur la terre, chemin qui culminera dans le don de sa
vie sur la Croix: par sa mort, Il vaincra la mort et deviendra pour l'humanité
entière principe de vie nouvelle.
Pour accueillir
« la Vie » au nom de tous et pour le bien de tous, il y eut Marie, la Vierge
Mère: elle a donc avec l'Evangile de la vie des liens personnels très
étroits. Le consentement de Marie à l'Annonciation et sa maternité se trouvent
à la source même du mystère de la vie que le Christ est venu donner aux hommes
(cf. Jn 10, 10). Par son accueil, par sa sollicitude pour la vie du
Verbe fait chair, la condamnation à la mort définitive et éternelle a été
épargnée à la vie de l'homme.
C'est pourquoi
Marie, « comme l'Eglise dont elle est la figure, est la mère de tous ceux qui
renaissent à la vie. Elle est vraiment la mère de la Vie qui fait vivre tous
les hommes; et en l'enfantant, elle a en quelque sorte régénéré tous ceux qui
allaient en vivre ».(138)
En contemplant
la maternité de Marie, l'Eglise découvre le sens de sa propre maternité et la
manière dont elle est appelée à l'exprimer. En même temps, l'expérience
maternelle de l'Eglise ouvre la perspective la plus profonde pour comprendre
l'expérience de Marie, comme modèle incompa- rable d'accueil de la vie et de
sollicitude pour la vie.
« Un signe grandiose apparut au ciel: une
Femme enveloppée de soleil » (Ap
12, 1): la maternité de Marie et de
l'Eglise
103.
Le rapport réciproque entre le mystère de l'Eglise et Marie apparaît clairement
dans le « signe grandiose » décrit dans l'Apocalypse: « Un signe grandiose
apparut au ciel: une Femme enveloppée de soleil, la lune sous ses pieds et
douze étoiles couronnant sa tête » (12, 1). L'Eglise reconnaît dans ce signe
une image de son propre mystère: immergée dans l'histoire, elle a conscience de
la transcender, car elle constitue sur la terre « le germe et le commencement »
du Royaume de Dieu.(139) L'Eglise voit la réalisation complète et exemplaire de
ce mystère en Marie. C'est elle, la Femme glorieuse, en qui le dessein de Dieu
a pu être accompli avec la plus grande perfection.
La « Femme enveloppée
de soleil » — ainsi que le souligne le Livre de l'Apocalypse — « était enceinte
» (12, 2). L'Eglise est pleinement consciente de porter en elle le Sauveur du
monde, le Christ Seigneur, et d'être appelée à le donner au monde, pour
régénérer les hommes à la vie même de Dieu. Elle ne peut cependant pas oublier
que sa mission a été rendue possible par la maternité de Marie, qui a conçu et
mis au monde celui qui est « Dieu né de Dieu », « vrai Dieu né du vrai Dieu ».
Marie est véritablement Mère de Dieu, la Theotokos; dans sa maternité
est suprêmement exaltée la vocation à la maternité inscrite par Dieu en toute
femme. Ainsi Marie se présente comme modèle pour l'Eglise, appelée à être la «
nouvelle Eve », mère des croyants, mère des « vivants » (cf. Gn 3, 20).
La maternité
spirituelle de l'Eglise ne se réalise toutefois — et l'Eglise en a également
conscience — qu'au milieu des douleurs et du « travail de l'enfantement » (Ap
12, 2), c'est-à-dire dans la tension constante avec les forces du mal qui continuent
à pénétrer le monde et à marquer le cœur des hommes, opposant leur résistance
au Christ: « Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des
hommes; et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas
saisie » (Jn 1, 45).
Comme l'Eglise,
Marie a dû vivre sa maternité sous le signe de la souffrance: « Cet enfant...
doit être un signe en butte à la contradiction, — et toi-même, une épée te
transpercera l'âme — afin que se révèlent les pensées intimes de bien des cœurs
» (Lc 2, 34-35). Dans les paroles que Syméon adresse à Marie dès l'aube
de l'existence du Sauveur, se trouve exprimé synthétiquement le refus opposé à
Jésus et à Marie avec lui, qui culminera sur le Calvaire. « Près de la Croix de
Jésus » (Jn 19, 25), Marie participe au don que son Fils fait de
lui-même: elle offre Jésus, le donne, l'enfante définitivement pour nous. Le «
oui » du jour de l'Annonciation mûrit pleinement le jour de la Croix, quand
vient pour Marie le temps d'accueillir et d'enfanter comme fils tout homme
devenu disciple, reportant sur lui l'amour rédempteur du Fils: « Jésus donc,
voyant sa Mère et, se tenant près d'elle, le disciple qu'il aimait, dit à sa
Mère: "Femme, voici ton fils" » (Jn 19, 26).
« En arrêt devant la Femme ..., le Dragon
s'apprête à dévorer son enfant aussitôt né » (Ap 12, 4): la vie
menacée par les forces du mal
104.
Dans le Livre de l'Apocalypse, le « signe grandiose » de la « Femme » (12, 1) s'accompagne
d'un « second signe apparu au ciel: un énorme Dragon rouge feu » (Ap 12,
3), qui représente Satan, puissance personnelle maléfique, et en même temps
toutes les forces du mal qui sont à l'œuvre dans l'histoire et entravent la
mission de l'Eglise.
Là encore,
Marie éclaire la communauté des croyants: l'hostilité des forces du mal est en
effet une sourde opposition qui, avant d'atteindre les disciples de Jésus, se
retourne contre sa Mère. Pour sauver la vie de son Fils devant ceux qui le
redoutent comme une dangereuse menace, Marie doit s'enfuir en Egypte avec
Joseph et avec l'enfant (cf. Mt 2, 13-15).
Marie aide
ainsi l'Eglise à prendre conscience que la vie est toujours au centre d'un
grand combat entre le bien et le mal, entre la lumière et les té- nèbres.
Le dragon veut dévorer « l'enfant aussitôt né » (Ap 12, 4), figure du
Christ, que Marie enfante dans « la plénitude des temps » (Ga 4, 4) et
que l'Eglise doit constamment donner aux hommes aux différentes époques de
l'histoire. Mais cet enfant est aussi comme la figure de tout homme, de tout
enfant, spécialement de toute créature faible et menacée, parce que — ainsi que
nous le rappelle le Concile —, « par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en
quelque sorte uni luimême à tout homme ».(140) C'est dans la « chair » de tout
homme que le Christ continue à se révéler et à entrer en communion avec nous, à
tel point que le rejet de la vie de l'homme, sous ses diverses formes, est
réellement le rejet du Christ. Telle est la vérité saisissante et en même
temps exigeante que le Christ nous dévoile et que son Eglise redit
inlassablement: « Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de
mon nom, c'est moi qu'il accueille » (Mt 18, 5); « En vérité je vous le
dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes
frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25, 40).
« De mort, il n'y en aura plus » (Ap 21,
4): la splendeur de la Résurrection
105.
L'annonce de l'ange à Marie tient dans ces paroles rassurantes: « Sois sans
crainte, Marie » et « Rien n'est impossible à Dieu » (Lc 1, 30. 37). En
vérité, toute l'existence de la Vierge Mère est enveloppée par la certitude que
Dieu est proche d'elle et l'accompagne de sa bienveillante providence. Il en
est ainsi de l'Eglise, qui trouve « un refuge » (Ap 12, 6) dans le
désert, lieu de l'épreuve mais aussi de la manifestation de l'amour de Dieu
envers son peuple (cf. Os 2, 16). Marie est parole vivante de
consolation pour l'Eglise dans son combat contre la mort. En nous montrant son
Fils, elle nous assure qu'en lui les forces de la mort ont déjà été vaincues: «
La mort et la vie s'affrontèrent en un duel prodigieux. Le Maître de la vie
mourut; vivant, il règne ».(141)
L'Agneau
immolé vit en portant les marques de la Passion dans la splendeur de la
Résurrection. Lui seul domine tous les événements de l'histoire: il en brise
les « sceaux » (cf. Ap 5, 110) et, dans le temps et au-delà du temps, il
proclame le pouvoir de la vie sur la mort. Dans la « nouvelle Jérusalem
», c'est-à-dire dans le monde nouveau vers lequel tend l'histoire des hommes, «
de mort, il n'y en aura plus; de pleur, de cri et de peine, il n'y en
aura plus, car l'ancien monde s'en est allé » (Ap 21, 4).
Et tandis que,
peuple de Dieu en pèlerinage, peuple de la vie et pour la vie, nous marchons
avec confiance vers « un ciel nouveau et une terre nouvelle » (Ap 21,
1), nous tournons notre regard vers Celle qui est pour nous « un signe
d'espérance assurée et de consolation ».(142)
O Marie,
aurore du monde nouveau,
Mère des vivants,
nous te confions la cause de la vie:
regarde, ô Mère, le nombre immense
des enfants que l'on empêche de naître,
des pauvres pour qui la vie est rendue difficile,
des hommes et des femmes
victimes d'une violence inhumaine,
des vieillards et des malades tués
par l'indifférence
ou par une pitié fallacieuse.
Fais que ceux qui croient en ton Fils
sachent annoncer aux hommes de notre temps
avec fermeté et avec amour
l'Evangile de la vie.
Obtiens-leur la grâce de l'accueillir
comme un don toujours nouveau,
la joie de le célébrer avec reconnaissance
dans toute leur existence
et le courage d'en témoigner
avec une ténacité active, afin de construire,
avec tous les hommes de bonne volonté,
la civilisation de la vérité et de l'amour,
à la louange et à la gloire de Dieu
Créateur qui aime la vie.
Donné à
Rome, près de Saint-Pierre, le 25 mars 1995, solennité de l'Annonciation du
Seigneur, en la dix-septième année de mon pontificat.
JEAN PAUL II